martes, 1 de diciembre de 2015





BACHIBAC 2º UNITÉ 2 LE TEMPS, L'EXISTENCE ET LA MORT


"Supposons que le livre des éléments de la géométrie ait existé de tout temps et que les exemplaires en aient toujours été copiés l'un sur l'autre, il est évident, bien qu'on puisse expliquer l'exemplaire présent par l'exemplaire antérieur sur lequel il a été copié, qu'on n'arrivera jamais, en remontant en arrière à autant de livres qu'on voudra, à la raison complète de l'existence de ce livre, puisqu'on pourra toujours se demander pourquoi de tels livres ont existé de tout temps, c'est-à-dire pourquoi il y a eu des livres, et des livres ainsi rédigés. Ce qui est vrai des livres est aussi vrai des différents états du monde, dont le suivant est en quelque sorte copié sur le précédent, bien que selon certaines lois de changement. Aussi loin qu'on remonte en arrière à des états antérieurs, on ne trouvera jamais dans ces états la raison complète, pour laquelle il existe un monde, et qui est tel.
    On a donc beau se figurer le monde comme éternel : puisqu'on ne suppose cependant rien que des états successifs qu'on ne trouvera dans aucun de ces états sa raison suffisante, et qu'on ne se rapproche nullement de l'explication en multipliant à volonté le nombre de ces états, il est évident que la raison doit être cherchée ailleurs."


Leibniz, de Rerum Originatione radicali, 1697, premières lignes.





"Les actes de la pensée paraissent tout d'abord, étant historiques, être l'affaire du passé et se trouver au-delà de notre réalité. Mais, en fait, ce que nous sommes, nous le sommes aussi historiquement. [...]
    Le trésor de raison consciente d'elle-même qui nous appartient, qui appartient à l'époque contemporaine, ne s'est pas produit de manière immédiate, n'est pas sorti du sol du temps présent, mais pour lui c'est essentiellement un héritage, plus précisément résultat du travail, et, à vrai dire, du travail de toutes les générations antérieures du genre humain. [...] Ce que nous sommes en fait de science et plus particulièrement de philosophie, nous le devons à la tradition qui enlace tout ce qui est passager et qui est par suite passé, pareille à une chaîne sacrée [...] qui nous a conservé et transmis tout ce qu'a créé le temps passé.
Or cette tradition n'est pas seulement une ménagère qui se contente de garder fidèlement ce qu'elle a reçu et le transmet sans changement aux successeurs ; elle n'est pas une immobile statue de pierre mais elle est vivante et grossit comme un fleuve puissant qui s'amplifie à mesure qu'il s'éloigne de sa source."


Hegel, Leçons sur l'histoire de la philosophie, t. I, « Introduction au cours de Heidelberg », début du cours le 28 octobre1816, Gallimard (1954), Idées, pp. 24-31.



"La durée est le progrès continu du passé qui ronge l'avenir et qui gonfle en avançant. […] L'amoncellement du passé sur le passé se poursuit sans trêve. Tout entier, sans doute, il nous suit à tout instant : ce que nous avons senti, pensé, voulu depuis notre première enfance est là, penché sur le présent qui va s'y joindre, pressant contre la porte de la conscience qui voudrait le laisser dehors. […] Que sommes-nous, en effet, qu'est-ce que notre caractère, sinon la condensation de l'histoire que nous avons vécue depuis notre naissance, avant notre naissance même, puisque nous apportons avec nous des dispositions prénatales? Sans doute nous ne pensons qu'avec une petite partie de notre passé ; mais c'est avec notre passé tout entier, y compris notre courbure d'âme originelle, que nous désirons, voulons, agissons. Notre passé se manifeste donc intégralement à nous par sa poussée et sous forme de tendances, quoiqu'une faible part seulement en devienne représentation.
De cette survivance du passé résulte l'impossibilité, pour une conscience, de traverser deux fois le même état. Les circonstances ont beau être les mêmes, ce n'est plus sur la même personne qu'elles agissent, puisqu'elles la prennent à un nouveau moment de son histoire. Notre personnalité, qui se bâtit à chaque instant avec de l'expérience accumulée, change sans cesse. En changeant, elle empêche un état, fût-il identique à lui-même en surface, de se répéter jamais en profondeur. C'est pourquoi la durée est irréversible."

Bergson, L'évolution créatrice, 1907, P.U.F., 1998, pp. 4-6.






"La nature et le mouvement cyclique qu'elle impose à tout ce qui vit ne connaissent ni mort ni naissance au sens où nous entendons ces mots. La naissance et la mort des êtres humains ne sont pas de simples événements naturels ; elles sont liées à un monde dans lequel apparaissent et d'où s'en vont des individus, des entités uniques, irremplaçables, qui ne se répéteront pas. La naissance et la mort présupposent un monde où il n'y a pas de mouvement constant, dont la durabilité au contraire, la relative permanence, font qu'il est possible d'y paraître et d'en disparaître, un monde qui existait avant l'arrivée de l'individu et qui survivra à son départ".

Hannah Arendt, La condition de l'homme moderne, 1958, Chapitre III, tr. G. Fradier, Pocket, p. 142.



"Le temps planétaire n'est peut-être pas l'unité de mesure la plus propice aux calculs biologiques. On ne peut résoudre certains problèmes qu'en utilisant une unité de mesure correspondant au métabolisme et au rythme de développement de l'animal en question. Nous savons, par exemple, que l'espérance de vie des mammifères va de quelques jours à plus d'un siècle. Mais cette distinction "objective" correspond-elle à ce que perçoit le mammifère en question ? Un rat vit-il réellement moins longtemps qu'un éléphant ? On a remarqué que le rythme des animaux de petite taille est plus rapide que celui de leurs parents plus gros.
    Le c½ur bat plus rapidement et le métabolisme fonctionne à une cadence beaucoup plus élevée. En réalité, sur certains plans, tous les mammifères vivent aussi longtemps. Tous, par exemple, respirent à peu près le même nombre de fois. Les mammifères de petite taille, qui vivent peu de temps, respirent plus rapidement que les gros."


Stephen Jay Gould, Darwin et les grandes énigmes de la vie, 1977, tr. fr. D. Lemoine, Éditions du seuil, 1997, p. 74.






















"La perception du temps présente de nombreuses particularités qui méritent d'être explorées en ce que nous-mêmes, comme êtres vivants, en faisons l'expérience de double façon : de l'intérieur, par l'expérience du temps vécu, et de l'extérieur, par des observations d'ordre biologique et psychologique. Un de ces aspects les plus importants semble aller de soi : l'irréversibilité du temps biologique. De l'expérience intérieure et subjective comme de l'observation extérieure et objective des organismes, il ressort que le temps des systèmes biologiques apparaît comme une dimension orientée de façon symétrique. Il s'écoule dans une direction unique, de la naissance au développement, à la maturation, à la reproduction, au vieillissement et à la mort. Cette unidirectionnalité vaut non seulement pour les individus mais globalement pour l'ensemble des organismes vivants tels qu'ils ont évolué depuis des millions d'années : car apparemment ceux-ci ont également suivi une sorte de voie orientée, allant des organismes unicellulaires les plus simples vers de formes organiques de plus en plus complexes pour aboutir à l'espèce humaine actuelle. Celle-ci semble à la fois l'ultime et la plus complexe (quelle que soit la définition quantitative précise de ladite complexité, puisqu'en effet les concepts de complication ou de complexité sont eux-mêmes en question dans toute réflexion sur l'évolution). Tout cela paraît bel et bien évident et banal : le fait que le temps ne s'écoule que du passé vers l'avenir et non de l'avenir vers le passé semble un caractère inhérent au temps lui-même, quelle qu'en soit la nature. En d'autres termes, il semble que cette irréversibilité ne soit pas du tout spécifique des êtres vivants et qu'elle soit sans rapport avec la biologie. Or, il se trouve que du point de vue du physicien dégagé du sentiment subjectif de l'écoulement du temps, il n'en va pas ainsi. De plus, et à l'autre extrême, du point de vue de notre perception subjective, il est des situations où nous faisons l'expérience d'une sorte d'inversion du temps : lorsque nous nous engageons dans un acte volontaire, une série de gestes est le résultat de notre volonté consciente et s'oriente vers le but que nous désirons atteindre, en sorte que, d'une certaine façon, la série d'événements paraît déterminée par des causes finales. Suivant une formule bien connue en hébreu : "La fin d'une réalisation est commencement dans la pensée" [1]."


Henri Atlan, Entre le cristal et la fumée, Éditions du Seuil, 1979, pp.157-158.











"Ce qu'est la durée. – Elle est l’attribut sous lequel nous concevons l’existence des choses créées en tant qu’elles persévèrent dans leur existence actuelle. D’où il suit clairement qu’entre la durée et l’existence totale d’une chose quelconque il n’y a qu’une distinction de Raison. Autant l’on retranche à la durée d’une chose, autant on retranche nécessairement à son existence.
      Pour déterminer la durée maintenant nous la comparons à la durée des choses qui ont un mouvement invariable et déterminé et cette comparaison s’appelle le temps.
      Ce qu’est le temps. – Ainsi le temps n’est pas une affection des choses, mais seulement un simple mode de penser, ou, comme nous l’avons dit déjà, un être de raison ; c’est un mode de penser servant à l’explication de la durée. On doit noter ici, ce qui servira plus tard quand nous parlerons de l’éternité, que la durée est conçue comme plus grande et plus petite, comme composée de parties, et enfin qu’elle est un attribut de l’existence, mais non de l’essence".

Spinoza, Pensées métaphysiques, 1663, trad. Charles Appuhn, GF, pp. 349-350.





"Tout, dans le monde matériel, est progressif, le monde matériel ne pourrait revenir à aucun de ses états antérieurs sans une violation des lois qui ont été rendues manifestes à l'homme, c'est-à-dire sans un acte de création ou un acte possédant un pouvoir similaire".

William Thomson (Lord Kelvin), Dynamical Theory of heat (1851).





















"Me rappelant trop avec quelle indifférence relative Swann avait pu parler autrefois des jours où il était aimé, parce que sous cette phrase il voyait autre chose qu'eux, et de la douleur subite que lui avait causée la petite phrase de Vinteuil en lui rendant ces jours eux-mêmes tels qu'il les avait jadis sentis, je comprenais trop que ce que la sensation des dalles inégales, la raideur de la serviette, le goût de la madeleine avaient réveillé en moi, n'avait aucun rapport avec ce que je cherchais souvent à me rappeler de Venise, de Balbec, de Combray, à l'aide d'une mémoire uniforme ; et je comprenais que la vie pût être jugée médiocre, bien qu'à certains moments elle parût si belle, parce que dans le premier cas c'est sur tout autre chose qu'elle même, sur des images qui ne gardent rien d'elle qu'on la juge et qu'on la déprécie.

    [...] Je glissais rapidement sur tout cela, plus impérieusement sollicité que j'étais de chercher la cause de cette félicité, du caractère de certitude avec lequel elle s'imposait, recherche ajournée autrefois. Or, cette cause, je la devinais en comparant entre elles ces diverses impressions bienheureuses et qui avaient entre elles ceci de commun que je les éprouvais à la fois dans le moment actuel et dans un moment éloigné où le bruit de la cuiller sur l'assiette, l'inégalité des dalles, le goût de la madeleine allaient jusqu'à faire empiéter le passé sur le présent, à me faire hésiter à savoir dans lequel des deux je me trouvais ; au vrai, l'être qui alors goûtait en moi cette impression la goûtait en ce qu'elle avait de commun dans un jour ancien et maintenant, dans ce qu'elle avait d'extra-temporel, un être qui n'apparaissait que quand, par une de ces identités entre le présent et le passé, il pouvait se trouver dans le seul milieu où il pût vivre, jouir de l'essence des choses, c'est-à-dire en dehors du temps. Cela expliquait que mes inquiétudes au sujet de ma mort eussent cessé au moment où j'avais reconnu, inconsciemment, le goût de la petite madeleine, puisqu'à ce moment-là l'être que j'avais été était un être extra-temporel, par conséquent insoucieux des vicissitudes de l'avenir. Cet être-là n'était jamais venu à moi, ne s'était jamais manifesté qu'en dehors de l'action, de la jouissance immédiate, chaque fois que le miracle d'une analogie m'avait fait échapper au présent. Seul il avait le pouvoir de me faire retrouver les jours anciens, le Temps Perdu, devant quoi les efforts de ma mémoire et de mon intelligence échouaient toujours. [...]

    Un véritable moment du passé.

    Rien qu'un moment du passé ? Beaucoup plus, peut-être ; quelque chose qui, commun à la fois au passé et au présent, est beaucoup plus essentiel qu'eux deux. [...]

    Une minute affranchie de l'ordre du temps a recréé en nous, pour la sentir, l'homme affranchi de l'ordre du temps."

Proust, À la recherche du temps perdu, Le Temps retrouvé, 1927, Gallimard, 1942, p. 7 et 599.






L'oubli n'est pas seulement une vis inertiae, comme le croient les esprits superficiels ; c'est bien plutôt un pouvoir actif, une faculté d'enrayement dans le vrai sens du mot, faculté à quoi il faut attribuer le fait que tout ce qui nous arrive dans la vie, tout ce que nous absorbons se présente tout aussi peu à notre conscience pendant l'état de «digestion» (on pourrait l'appeler une absorption psychique) que le processus multiple qui se passe dans notre corps pendant que nous «assimilons» notre nourriture. Fermer de temps en temps les portes et les fenêtres de la conscience ; demeurer insensibles au bruit et à la lutte que le monde souterrain des organes à notre service livre pour s'entraider ou s'entre-détruire ; faire silence, un peu, faire table rase dans notre conscience pour qu'il y ait de nouveau de la place pour les choses nouvelles, et en particulier pour les fonctions et les fonctionnaires plus nobles, pour gouverner, pour prévoir, pour pressentir (car notre organisme est une véritable oligarchie) - voilà, je le répète, le rôle de la faculté active d'oubli, une sorte de gardienne, de surveillante chargée de maintenir l'ordre psychique, la tranquillité, l'étiquette. On en conclura immédiatement que nul bonheur, nulle sérénité, nulle espérance, nulle fierté, nulle jouissance de l'instant ne pourraient exister sans faculté d'oubli
         Mais dans le plus petit comme dans le plus grand bonheur, il y a toujours quelque chose qui fait que le bonheur est un bonheur : la possibilité d'oublier ou pour le dire en termes plus savants, la faculté de se sentir pour un temps en dehors de l'histoire. L'homme qui est incapable de s'asseoir au seuil de l'instant en oubliant tous les événements passés, celui qui ne peut pas, sans vertige et sans peur, se dresser un instant tout debout, comme une victoire, ne saura jamais ce qu'est un bonheur, et, ce qui est pire, il ne fera jamais rien pour donner du bonheur aux autres ; imaginez l'exemple extrême : un homme qui serait incapable de rien oublier et qui serait condamné à ne voir partout qu'un devenir, celui-là ne croirait pas à son propre être, il ne croirait plus en soi, il verrait tout se dissoudre en une infinité de points mouvants et finirait par se perdre dans ce torrent du devenir. Finalement, en vrai disciple d'Héraclite, il n'oserait même plus bouger un doigt. Tout acte exige l'oubli, comme la vie des êtres organiques exige non seulement la lumière, mais aussi l'obscurité. Un homme qui ne voudrait rien voir qu'historiquement serait pareil à celui qu'on forcerait à s'abstenir de sommeil où à l'animal qui ne devrait vivre que de ruminer et de ruminer sans fin. Donc, il est possible de vivre presque sans souvenir et de vivre heureux, comme le démontre l'animal, mais il est impossible de vivre sans oublier.
                             NIETZSCHE, Généalogie de la morale. 

"Dusses-tu vivre trois mille ans et autant de fois dix mille ans, souviens-toi pourtant que personne ne perd une autre vie que celle qu'il vit, et qu'il n'en vit pas d'autre que celle qu'il perd. Donc le plus long et le plus court reviennent au même. Car le présent est égal pour tous ; est donc égal aussi ce qui périt ; et la perte apparaît ainsi comme instantanée ; car on ne peut perdre ni le passé ni l'avenir ; comment en effet pourrait-on vous enlever ce que vous ne possédez pas ? Il faut donc se souvenir de deux choses : l'une que toutes les choses sont éternellement semblables et recommençantes, et qu'il n'importe pas qu'on voie les mêmes choses pendant cent ou deux cents ans ou pendant un temps infini ; l'autre qu'on perd autant, que l'on soit très âgé ou que l'on meure de suite : le présent est en effet la seule chose dont on peut être privé, puisque c'est la seule qu'on possède, et que l'on ne perd pas ce que l'on n'a pas."
              Marc Aurèle, Pensées, II, 14, trad. É. Bréhier, in Les Stoïciens, Gallimard, Pléiade.



"Nous ne nous tenons jamais au temps présent. Nous anticipons l'avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours ; ou nous rappelons le passé, pour l'arrêter comme trop prompt : si imprudents que nous errons dans les temps qui ne sont pas nôtres, et ne pensons point au seul qui nous appartient : et si vains que nous songeons à ceux qui ne sont rien, et échappons sans réflexion le seul qui subsiste. C'est que le présent, d'ordinaire, nous, blesse. Nous le cachons à notre vue parce qu'il nous afflige et s'il nous est agréable, nous regrettons de le voir échapper. Nous tâchons de le soutenir par l'avenir, et pensons à disposer les choses qui ne sont pas en notre puissance, pour un temps où nous n'avons aucune assurance d'arriver.
Que chacun examine ses pensées, il les trouvera toutes occupées au passé et l'avenir. Nous ne pensons presque point au présent ; et, si nous y pensons, ce n'est que pour en prendre la lumière pour disposer de l'avenir. Le présent n'est jamais notre fin : le passé et le présent sont nos moyens ; le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre ; et, nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais."

Pascal, Pensées, Brunschvicg 172 / Lafuma 47.










"Il est clair pour tout un chacun que les phénomènes naturels sont évidemment irréversibles. Je veux dire qu'il se passe des choses qui ne peuvent se faire à l'envers. Vous lâchez une tasse, elle se casse, mais vous pouvez toujours attendre pour que les morceaux tout seuls et sautent dans votre main ! Quand vous regardez les vagues se briser sur le rivage, restez donc à attendre l'instant historique où l'écume se rassemblera, émergera de la mer et retombera loin du rivage  ce serait très joli !
    Dans les conférences, on en fait d'habitude la démonstration avec une séquence de film présentant divers phénomènes, et qu'on passe à l'envers, d'où un éclat de rire général. Ces rires montrent simplement que ça ne se passe pas ainsi dans le monde réel. Mais au fond, ce n'est même qu'une façon assez faible d'exprimer quelque chose d'aussi évident et d'aussi profond que la différence entre le passé et le futur. Car même sans faire d'expériences, notre propre vie intérieure différencie totalement le passé du futur. Nous nous rappelons le passé, pas le futur. Nous avons une conscience différente de ce qui pourrait arriver et de ce qui a sans doute eu lieu. Psychologiquement, le passé et le futur se présentent tout à fait différemment, le passé et le futur se présentent tout à fait différemment, par exemple, à travers des notions comme la mémoire ou le libre arbitre apparent, en ce sens que nous pensons pouvoir agir sur le futur, alors qu'aucun, ou très peu, d'entre nous croient possible de modifier le passé. Le remords, le regret, l'espoir, etc., autant de mots qui distinguent parfaitement le passé du futur".


Richard Feynman, La nature de la physique, 1965, tr. H. Isaac, J-M Lévy-Leblond et F. Balibar, 1970, Éditions du seuil, 1980, pp. 129-130.


"Lors donc qu'un homme se lamente sur lui-même à la pensée de son sort mortel qui fera pourrir son corps abandonné, ou le livrera aux flammes, ou le donnera en pâture aux bêtes sauvages, tu peux dire que sa voix sonne faux, qu'une crainte secrète tourmente son coeur, bien qu'il affecte de ne pas croire qu'aucun sentiment puisse résister en lui à la mort. Cet homme, à mon avis, ne tient pas ses promesses et cache ses principes ; ce n'est pas de tout son être qu'il s'arrache à la vie ; à son insu peut-être il suppose que quelque chose de lui doit survivre. Tout vivant en effet qui se représente son corps déchiré après la mort par les oiseaux de proie et les bêtes sauvages se prend en pitié ; car il ne parvient pas à se distinguer de cet objet, le cadavre, et croyant que ce corps étendu, c'est lui-même, il lui prête encore, debout à ses côtés, la sensibilité de la vie. Alors il s'indigne d'avoir été créé mortel, il ne voit pas que dans la mort véritable il n'y aura plus d'autre lui-même demeuré vivant pour pleurer sa fin et, resté debout, gémir de voir sa dépouille devenue la proie des bêtes et des flammes."

Lucrèce, De la nature, Livre III, vers 870-893.



"La mort est moins à craindre que rien, s'il y avait quelque chose de moins... Elle ne vous concerne ni mort, ni vif ; vif parce que vous êtes ; mort parce que vous n'êtes plus. Nul ne meurt avant son heure. Ce que vous laissez de temps n'était non plus le vôtre que celui qui s'est passé avant votre naissance ; et ne vous touche non plus... Où que votre vie finisse, elle y est toute. L'utilité du vivre n'est pas en l'espace, elle est en l'usage : tel a vécu longtemps, qui a peu vécu : attendez-vous-y pendant que vous y êtes. Il gît en votre volonté, non au nombre des ans, que vous ayez assez vécu. Pensiez-vous jamais n'arriver là où vous alliez sans cesse Encore n'y a-t-il chemin que n'ait son issue. Et si la compagnie vous peut soulager, le monde ne va-t-il pas même train que vous allez ?"


Montaigne, Essais, Livre I, Chapitre 19, Que philosopher, c'est apprendre à mourir.




"La peur de la mort qui est naturelle à tous les hommes, même aux plus malheureux, et fût-ce au plus sage, n'est pas un frémissement d'horreur devant le fait de périr, mais comme le dit justement Montaigne, devant la pensée d'avoir péri (d'être mort) ; cette pensée, le candidat au suicide s'imagine l'avoir encore après la mort, puisque le cadavre qui n'est plus lui, il le pense comme soi-même plongé dans l'obscurité de la tombe ou n'importe où ailleurs. L'illusion ici n'est pas à supprimer ; car elle réside dans la nature de la pensée, en tant que parole qu'on adresse à soi-même et sur soi-même.
    La pensée que « je ne suis pas » ne peut absolument pas exister ; car si je ne suis pas, je ne peux pas non plus être conscient que je ne suis pas. Je peux bien dire : je ne suis pas en bonne santé, etc., en pensant des prédicats de moi-même qui ont valeur négative (comme cela arrive pour tous les verba [1]) mais, parlant à la première personne, nier le sujet lui-même (celui-ci en quelque sorte s'anéantit) est une contradiction.


Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, 1798, tr. fr. M. Foucault, éd. Vrin, pp. 46-47.







"[…] La mort est-elle ou non un événement qui a un sens ? [La réponse de Tolstoï] est que pour l'homme civilisé [Kulturmensch] elle n'en a pas. Et elle ne peut pas en avoir, parce que la vie individuelle du civilisé est plongée dans le « progrès » et dans l'infini et que, selon son sens immanent, une telle vie ne devrait pas avoir de fin. En effet, il y a toujours possibilité d'un nouveau progrès pour celui qui vit dans le progrès ; aucun de ceux qui meurent ne parvient jamais au sommet puisque celui-ci est situé dans l'infini. Abraham ou les paysans d'autrefois sont morts « vieux et comblés par la vie » parce qu'ils étaient installés dans le cycle organique de la vie, parce que celle-ci leur avait apporté au déclin de leurs jours tout le sens qu'elle pouvait leur offrir et parce qu'il ne subsistait aucune énigme qu'ils auraient encore voulu résoudre. Ils pouvaient donc se dire « satisfaits » de la vie. L'homme civilisé au contraire, placé dans le mouvement d'une civilisation qui s'enrichit continuellement de pensées, de savoirs et de problèmes, peut se sentir « las » de la vie et non pas « comblé » par elle. En effet il ne peut jamais saisir qu'une infime partie de tout ce que la vie de l'esprit produit sans cesse de nouveau, il ne peut saisir que du provisoire et jamais du définitif. C'est pourquoi la mort est à ses yeux un événement qui n'a pas de sens. Et parce que la mort n'a pas de sens, la vie du civilisé comme telle n'en a pas non plus, puisque du fait de sa « progressivité » dénuée de signification elle fait également de la vie un événement sans signification."


Max Weber, « Le métier et la vocation de savant » (1919), in Le savant et le politique, tr. J. Freund, coll. 10/18, p. 91.



"Si la pensée des Bororo (pareils en cela aux ethnographes) est dominée par une opposition fondamentale entre nature et culture, il s'ensuit que, plus sociologues encore que Durkheim et Comte, la vie humaine relève selon eux de l'ordre de la culture. Dire que la mort est naturelle ou antinaturelle perd son sens. En fait et en droit, la mort est à la fois naturelle et anticulturelle. C'est-à-dire que chaque fois qu'un indigène meurt, non seulement ses proches mais la société tout entière sont lésés. Le dommage dont la nature s'est rendue coupable envers la société entraîne au détriment de la première une dette, terme qui traduit assez bien une notion essentielle chez les Bororo, celle de mori.Quand un indigène meurt, le village organise une chasse collective, confiée à la moitié alterne de celle du défunt : expédition contre la nature qui a pour objet d'abattre un gros gibier, de préférence un jaguar, dont la peau, les ongles, les crocs constitueront le mori du défunt."


Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques (1955), Chapitre XXIII, Pocket, p. 271.






"L'expérience de la mort, dans la disparition de l'individu ou dans la prise de conscience de sa propre condition mortelle, est sans doute aux antipodes de toute réflexion politique. Elle signifie que nous devrons quitter ce monde des apparences et nous séparer des hommes, nos compagnons, qui sont la condition de toute politique. La mort, dans l'expérience humaine, est la limite extrême de la solitude et de l'impuissance. Mais regardée en face et dans l'action collective, la mort change d'aspect ; notre vitalité paraît alors s'intensifier à l'extrême du fait même de son voisinage. Une réalité dont nous sommes d'ordinaire à peine conscients, à savoir notre propre mort s'accompagne de l'immortalité potentielle du groupe auquel nous appartenons et, en fin de compte, de l'espèce humaine, va s'inscrire alors au centre de notre expérience. Tout se passe comme si la vie elle-même, l'immortelle existence de l'espèce, nourrie pour ainsi dire par la mort continuelle de ses membres vivants, "surgissait dans toute sa force", et devenait une réalité grâce à la pratique de la violence."


Hannah Arendt, "Sur la violence", in Du mensonge à la violence, 1972, tr. fr., Guy Durand, Pocket, p. 167.







Le sérieux comprend que si la mort est une nuit, la vie est le jour, que si l'on ne peut travailler la nuit, on peut agir le jour, et comme le mot bref de la mort, l'appel concis, mais stimulant de la vie, c'est aujourd'hui même. Car la mort envisagée dans le sérieux est une source d'énergie comme nulle autre ; elle rend vigilant comme rien d'autre. La mort incite l'homme charnel à dire : " Mangeons et buvons, car demain, nous mourrons ". Mais c'est là le lâche désir de vivre de la sensualité, ce méprisable ordre des choses où l'on vit pour manger et boire, et où l'on ne mange ni ne boit pour vivre. L'idée de la mort amène peut-être l'esprit plus profond à un sentiment d'impuissance où il succombe sans aucun ressort ; mais à l'homme animé de sérieux, la pensée de la mort donne l'exacte vitesse à observer dans la vie, et elle lui indique le but où diriger sa course. Et nul arc ne saurait être tendu ni communiquer à la flèche sa vitesse comme la pensée de la mort stimule le vivant dont le sérieux tend l'énergie. Alors le sérieux s'empare de l'actuel aujourd'hui même ; il ne dédaigne aucune tâche comme insignifiante ; il n'écarte aucun moment comme trop court.
S. KIERKEGAARD



A nous entendre, on pouvait croire que nous étions naturellement convaincus que la mort était le couronnement nécessaire de toute vie, que chacun d'entre nous avait à l'égard de la nature une dette dont il ne pouvait s'acquitter que par la mort, que nous devions être prêts à payer cette dette, que la mort était un phénomène naturel, irrésistible et inévitable. Mais en réalité, nous avions l'habitude de nous comporter comme s'il en était autrement. Nous tendions de toutes nos forces à écarter la mort, à l'éliminer de notre vie. (...)
Le fait est qu'il nous est absolument impossible de nous représenter notre propre mort, et toutes les fois que nous l'essayons, nous nous apercevons que nous y assistons en spectateurs. C'est pourquoi l'école psychanalytique a pu déclarer qu'au fond personne ne croit à sa propre mort ou, ce qui revient au même, dans son inconscient, chacun est persuadé de sa propre immortalité (...).
Nous insistons toujours sur le caractère occasionnel de la mort : accident, maladie, infection, profonde vieillesse, révélant ainsi nettement notre tendance à dépouiller la mort de tout caractère de nécessité, à en faire un événement purement fortuit (...)
Cette attitude à l'égard de la mort réagit cependant fortement sur notre vie. La vie s'appauvrit, elle perd en intérêt, dès l'instant où nous ne pouvons pas risquer ce qui en forme le suprême enjeu, c'est-à-dire la vie elle-même>>.
S. FREUD, Essais de psychanalyse, trad. S. Jankélévitch, Payot, pp. 253-255 (texte légèrement remanié).


lunes, 23 de noviembre de 2015

!º Bachibac Unité 2 La Liberté




I -  QU’EST-CE QUE LA LIBERTÉ?


           



            Est libre ce qui est cause de soi. Ce qui n'est donc pas pour soi cause d'action n'est pas libre dans son agir. Or les êtres qui ne se meuvent ou n'agissent que par le mouvement d'un autre, ne sont pas pour eux-mêmes cause d'activité. Et donc les seuls êtres qui se meuvent eux-mêmes sont libres dans leur action. Eux seuls agissent par jugement, car ce qui se meut soi-même se distingue en moteur et mobile, le moteur étant l'appétit mû par l'intellect, l'imagination ou le sens, auxquels il appartient de juger. Parmi tous ces êtres, ceux-là seuls jugent donc librement qui se meuvent dans l'acte du jugement.(....)Et donc, les animaux dénués de raison sont, d'une certaine manière, de mouvement ou, d'action libre, mais non de jugement libre; les êtres inanimés qui ne sont mus que par d'autres, ne sont même pas libres d'action ou de mouvement; quant aux êtres doués d'intelligence, ils sont libres non seulement d'action mais de jugement ce qui signifie qu'ils possèdent le libre arbitre.
Certains êtres manquent de la liberté du jugement, ou bien parce qu'ils n'ont aucun jugement, comme ceux qui sont dénués de connaissance: les pierres, les plantes; ou bien parce que leur jugement est déterminé à un seul objet, comme les animaux sans raison: c'est par une estimation de nature que la brebis juge que le loup lui est ennemi, et ce jugement la décide à fuir; et de même pour les autres choses. Donc, tout être qui possède un jugement pratique non déterminé à un seul parti par la nature est nécessairement doué de libre arbitre. Or tels sont tous les êtres intellectuels. Car l'intellect n'appréhende pas seulement tel ou tel bien, mais le bien commun lui-même. Et donc, puisque l'intellect meut la volonté par la proportionnés, il en résulte que la volonté de la substance intellectuelle ne sera déterminée naturellement que par rapport au bien commun. Tout ce qui sera donc présenté à la volonté sous la raison de bien pourra être l'objet de son inclination, sans qu'aucune détermination contraire de la nature s'y oppose. Par conséquent, tous les êtres intellectuels jouissent d'une volonté libre, procédant du jugement de l'intellect. C'est là posséder le libre arbitre, qui se définit: un libre jugement venant de la raison.
                                    Saint Thomas d’Aquin, Somme contre les gentils
           

           

Une opinion vulgairement répandue nomme esclave celui qui agit sur l'ordre d'un autre, et homme libre celui qui se conduit comme il le veut. Cette manière de voir n'est pas tout à fait conforme à la vérité. En fait, l'individu entraîné par une concupiscence personnelle au point de ne plus rien voir ni faire de ce qu'exige son intérêt authentique est soumis au pire des esclavages. Au contraire, on devra proclamer libre l'individu qui choisit volontairement de guider sa vie sur la raison. Quant à la conduite déclenchée par un commandement, c'est-à-dire l'obéissance, bien qu'elle supprime en un sens la liberté, elle n'entraîne cependant pas immédiatement pour un agent la qualité d'esclave. Il faut considérer avant tout, à cet égard, la signification particulière de l'action. À supposer que la fin de l'action serve l'intérêt non de l'agent, mais de celui qui commande l'action, celui qui l'accomplit n'est en effet qu'un esclave, hors d'état de réaliser son intérêt propre. Toutefois dans toute libre République et dans tout État où n'est point pris pour loi suprême le salut de la personne qui donne les ordres, mais celui du peuple entier, l'individu docile à la souveraine Puissance ne doit pas être qualifié d'esclave hors d'état de réaliser son intérêt propre. Il est bien un sujet. Ainsi la communauté politique la plus libre est celle dont les lois s'appuient sur la saine raison. Car, dans une organisation fondée de cette manière, chacun, s'il le veut, peut être libre, c'est-à-dire s'appliquer de tout son coeur à vivre raisonnablement. De même, les enfants, bien qu'obligés d'obéir à tous les ordres des parents, ne sont cependant pas des esclaves; car les ordres des parents sont inspirés avant tout par l'intérêt des enfants. Il existe donc, selon nous, une grande différence entre un esclave, un fils, un sujet, et nous formulerons les définitions suivantes : l'esclave est obligé de se soumettre à des ordres fondés sur le seul intérêt de son maître; le fils accomplit sur l'ordre de ses parents des actions qui sont dans son intérêt propre ; le sujet enfin accomplit sur l'ordre de la souveraine Puissance des actions visant à l'intérêt général et qui sont par conséquent aussi dans son intérêt particulier.
                                             Baruch Spinoza, Traité Théologico-politique

           
           

           













VIII N'attends pas que les événements arrivent comme tu le souhaites ; décide de vouloir ce qui arrive et tu seras heureux.
IX La maladie est une gêne pour le corps ; pas pour la liberté de choisir, à moins qu'on ne
l'abdique soi-même. Avoir un pied trop court est une gêne pour le corps, pas pour la liberté de choisir. Aie cette réponse à l'esprit en toute occasion : tu verras que la gêne est pour les choses ou pour les autres, non pour toi.
X Devant tout ce qui t'arrive, pense à rentrer en toi-même et cherche quelle faculté tu possèdes pour y faire face. Tu aperçois un beau garçon, une belle fille ? Trouve en toi la tempérance. Tu souffres ? Trouve l'endurance. On t'insulte ? Trouve la patience. En t'exerçant ainsi tu ne seras plus le jouet de tes représentations.
XIX 1. Tu peux être invaincu, si jamais tu n'engages de lutte où la victoire ne dépende pas de toi. 2. Garde-toi d'estimer heureux un homme choisi pour une charge officielle, ou très puissant, ou jouissant, pour une raison ou une autre, de l'estime publique. En effet, si l'essence du bien réside dans ce qui dépend de nous, il n'y a de raison ni d'être jaloux, ni d'être envieux. Quant à toi, ce n'est pas général, magistrat ou consul que tu veux être, mais libre ; or, pour y arriver, il n'y a qu'un chemin : le mépris de ce qui ne dépend pas de nous.
                                                                  Épictète, Manuel




La liberté n’est pas dans une indépendance rêvée à l’égard des lois de la nature, mais dans la connaissance de ces lois et dans la possibilité donnée par là même de les mettre en œuvre méthodiquement pour des fins déterminées. Cela est vrai aussi bien des lois de la nature extérieure que de celles qui régissent l’existence physique et psychique de l’homme lui-même, – deux classes de lois que nous pouvons séparer tout au plus dans la représentation, mais non dans la réalité. La liberté de la volonté ne signifie donc pas autre chose que la faculté de décider en connaissance de cause. Donc, plus le jugement d’un homme est libre sur une question déterminée, plus grande est la nécessité qui détermine la teneur de ce jugement ; tandis que l’incertitude reposant sur l’ignorance, qui choisit en apparence arbitrairement entre de nombreuses possibilités de décision diverses et contradictoires, ne manifeste précisément par là que sa non-liberté, sa soumission à l’objet qu’elle devrait justement se soumettre. La liberté consiste par conséquent dans l’empire sur nous- mêmes et sur la nature extérieure, fondé sur la connaissance des nécessités naturelles."
                                                               F. Engels, Anti-Düring








II LA LIBERTÉ, EXISTE-T-ELLE?



Quant à l'évidence du sentiment, que chacun de nous s'écoute et se consulte soi-même, il sentira qu'il est libre, comme il sentira qu'il est raisonnable.(....)Mais parce que dans les délibérations importantes, il y a toujours quelque raison qui nous détermine, et qu'on peut croire que cette raison fait dans notre volonté une nécessité secrète, dont notre âme ne s'aperçoit pas; pour sentir évidemment notre liberté, il en faut faire l'épreuve dans les choses où il n'y a aucune raison qui nous penche d'un côté plutôt que d'un autre. Je sens, par exemple, que levant ma main, je puis ou vouloir la tenir immobile, ou vouloir lui donner du mouvement; et que me résolvant à la mouvoir, je puis où la mouvoir à droite ou à gauche avec une égale faculté : car la nature a tellement disposé les organes du mouvement, que je n'ai ni plus de peine ni plus de plaisir à l'une de ces actions qu'à l'autre; de sorte que plus je considère sérieusement et profondément ce qui me porte à celui-là plutôt qu'à celui-ci, plus je ressens clairement qu'il n'y a que ma volonté qui m'y détermine, sans que je puisse trouver aucune autre raison de le faire.(.....)J'ai donc un sentiment clair de ma liberté, qui sert à me faire entendre la souveraine liberté de Dieu, et comme il m'a fait à son image. Au reste ayant une fois trouvé en moi-même et dans une seule de mes actions, ce principe de liberté, je conclus qu'il se trouve dans toutes les actions, même dans celles où je suis plus passionné, quoique la passion qui me trouble ne me permette pas peut-être de l'y apercevoir d'abord si clairement.
                Jacques-Bénigne Bossuet, Traité du libre arbitre.




















Ma conception de la liberté. La valeur d’une cause se mesure parfois non à ce qu’on atteint par elle, mais à ce qu’il faut la payer, à ce qu’elle nous coûte. En voici un exemple. Les institutions libérales cessent d’être libérales dès qu’elles sont acquises : ensuite, rien n’est plus systématiquement néfaste à la liberté que les institutions libérales. On ne sait que trop à quoi elles aboutissent : elles minent la volonté de puissance, elles érigent en système moral le nivellement des cimes et des bas-fonds, elles rendent mesquin, lâche et jouisseur - en elles, c’est l’animal grégaire qui triomphe toujours. Libéralisme : en clair, cela signifie abêtissement grégaire... Ces mêmes institutions produisent de tout autres effets aussi longtemps que l’on se bat pour les imposer; alors, elles font puissamment progresser la liberté. A y regarder de plus près, c’est la guerre qui provoque ces effets, la guerre pour obtenir des institutions libérales, qui, en tant que guerre, prolonge l’existence des instincts antilibéraux. -Et la guerre est une école de liberté. Car qu’est-ce que la liberté ? C’est d’avoir la volonté d’être responsable de soi-même. De maintenir la distance qui nous isole des autres. De devenir plus indifférent aux peines, aux épreuves, aux privations, et même à la vie. D’être prêt à sacrifier des hommes à sa cause, sans s’en excepter soi-même. La liberté signifie que les instincts virils, les instincts belliqueux et victorieux, ont le pas sur les autres instincts, par exemple. Celui du «bonheur ». L’homme affranchi, et à plus forte raison, l’esprit affranchi, foule aux pieds l’espèce de bien-être dont rêvent les boutiquiers, les chrétiens, les ruminants, les femmes, les Anglais et autres démocrates. L’homme libre est un guerrier. À quoi mesure-t-on la liberté, chez les individus comme chez les peuples ? A la résistance qu’il faut surmonter, à la peine qu’il en coûte pour garder le dessus. Le type supérieur d’homme libre, faudrait le chercher là où il s’agit constamment de vaincre la résistance la plus forte à quelques pas de la tyrannie, tout près du seuil qui marque le risque d’asservissement. 
                                                                  Nietzsche, Crépuscule des idoles.

           




















Diverses significations données au mot de liberté.

Il n’y a point de mot qui ait reçu plus de différentes significations, et qui ait frappé les esprits de tant de manieres, que celui de liberté. Les uns l’ont pris pour la facilité de déposer celui à qui ils avoient donné un pouvoir tyrannique ; les autres, pour la faculté d’élire celui à qui ils devoient obéir ; d’autres, pour le droit d’être armés, et de pouvoir exercer la violence ; ceux-ci, pour le privilege de n’être gouvernés que par un homme de leur nation, ou par leurs propres lois. Certain peuple a long-temps pris la liberté, pour l’usage de porter une longue barbe. Ceux-ci ont attaché ce nom à une forme de gouvernement, et en ont exlu les autres. Ceux qui avoient goûté du gouvernement républicain, l’ont mise dans ce gouvernement ; ceux qui avoient joui du gouvernement monarchique, l’ont placée dans la monarchie. Enfin chacun a appellé liberté le gouvernement qui étoit conforme à ses coutumes, ou à ses inclinations : Et comme dans une république on n’a pas toujours devant les yeux, et d’une maniere si présente, les instrumens des maux dont on se plaint, et que même les lois paroissent y parler plus, et les exécuteurs de la loi y parler moins ; on la place ordinairement dans les républiques, et on l’a exclue des monarchies. Enfin, comme dans les démocraties le peuple paroît à peu près faire ce qu’il veut, on a mis la liberté dans ces sortes de gouvernements, et on a confondu le pouvoir du peuple avec la liberté du peuple.
           

Ce que c’est que la liberté.

Il est vrai que dans les démocraties le peuple paroît faire ce qu’il veut : mais la liberté politique ne consiste point à faire ce que l’on veut. Dans un état, c’est-à-dire dans une société où il y a des lois, la liberté ne peut consister qu’à pouvoir faire ce que l’on doit vouloir, et à n’être point contraint de faire ce que l’on ne doit pas vouloir.
Il faut se mettre dans l’esprit ce que c’est que l’indépendance, et ce que c’est que la liberté. La liberté est le droit de faire tout ce que les lois permettent ; et si un citoyen pouvoit faire ce qu’elles défendent, il n’auroit plus de liberté, parce que les autres auroient tout de même ce pouvoir.
                                                             Montesquieu, De l’esprit des lois

                                                             











III  LA NÉCESSITÉ PEUT-ELLE S’ACCORDER AVEC LA LIBERTÉ?

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         L'argument décisif utilisé par le bon sens contre la liberté consiste à nous rappeler notre impuissance. Loin que nous puissions modifier notre situation à notre gré, il semble que nous ne puissions pas nous changer nous-mêmes. Je ne suis « libre » ni d'échapper au sort de ma classe, de ma nation, de ma famille, ni même d'édifier ma puissance ou ma fortune, ni de vaincre mes appétits les plus insignifiants ou mes habitudes. Je nais ouvrier, Français, hérédo-syphilitique ou tuberculeux. L'histoire d'une vie, quelle qu'elle soit, est l'histoire d'un échec. Le coefficient d'adversité des choses est tel qu'il faut des années de patience pour obtenir le plus infime résultat. Encore faut-il « obéir à la nature pour la commander », c'est-à-dire insérer mon action dans les mailles du déterminisme. Bien plus qu'il ne parait « se faire », l'homme semble « être fait » par le climat et la terre, la race et la classe, la langue, l'histoire de la collectivité dont il fait partie, l'hérédité, les circonstances individuelles de son enfance, les habitudes acquises, les grands et les petits événements de sa vie.
Cet argument n'a jamais profondément troublé les partisans de la liberté humaine : Descartes, le premier, reconnaissait à la fois que la volonté est infinie et qu'il faut « tâcher à nous vaincre plutôt que la fortune ». C'est qu'il convient ici de faire des distinctions ; beaucoup des faits énoncés par les déterministes ne sauraient être pris en considération. Le coefficient d'adversité des choses, en particulier, ne saurait être un argument contre notre liberté, car c'est par nous, c'est-à-dire par la position préalable d'une fin, que surgit ce coefficient d'adversité. Tel rocher, qui manifeste une résistance profonde si je veux le déplacer, sera, au contraire, une aide précieuse si je veux l'escalader pour contempler le paysage. En lui-même - s'il est même possible d'envisager ce qu'il peut être en lui-même - il est neutre, c'est-à- dire qu'il attend d'être éclairé par une fin pour se manifester comme adversaire ou comme auxiliaire. 
                                                        Jean Paul Sartre, L’être et le néant




        





        



Nous devons donc envisager l’état present de l’univers, comme l’effet de son état antérieur, et comme la cause de celui qui va suivre. Une intelligence qui, pour un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée, et la situation respective des êtres qui la composent, si d’ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l’analyse, embrasserait dans la même formule les mouvemens des plus grands corps de l’univers et ceux du plus léger atome : rien ne serait incertain pour elle, et l’avenir comme le passé, serait présent à ses yeux. L’esprit humain offre, dans la perfection qu’il a su donner à l’Astronomie, une faible esquisse de cette intelligence. Ses découvertes en Mécanique et en Géométrie, jointes à celle de la pesanteur universelle, l’ont mis à portée de comprendre dans les mêmes expressions analytiques, les états passés et futurs du système du monde. En appliquant la même méthode à quelques autres objets de ses connaissances, il est parvenu à ramener à des lois générales les phénomènes observés, et à prévoir ceux que des circonstances données doivent faire éclore.
Pierre Simon, marquis de Laplace. Essai philosophique sur les probabilités



Les événements amenés par la combinaison ou la rencontre d’autres événements qui appartiennent à des séries indépendantes les unes des autres, sont ce qu’on nomme des événements fortuits, ou des résultats du hasard. Quelques exemples serviront à éclaircir et à fixer cette notion fondamentale.Il prend au bourgeois de Paris la fantaisie de faire une partie de campagne, et il monte sur un chemin de fer pour se rendre à sa destination. Le train éprouve un accident dont le pauvre voyageur est la victime, et la victime fortuite, car les causes qui ont amené l’accident ne tiennent pas à la présence de ce voyageur : elles auraient eu leur cours de la même manière lors même que le voyageur se serait déterminé, par suite d’autres influences, ou de changements survenus dans son monde, à lui, à prendre une autre route ou à attendre un autre train. Que si l’on suppose, au contraire, qu’un motif de curiosité, agissant de la même manière sur un grand nombre de personnes, amène ce jour-là et à cette heure-là une affluence extraordinaire de voyageurs, il pourra bien se faire que le service du chemin de fer en soit dérangé, et que les embarras du service soient la cause déterminante de l’accident. Des séries de causes et d’effets, primitivement indépendantes les unes des autres, cesseront de l’être, et il faudra au contraire reconnaître entre elles un lien étroit de solidarité.
                         Antoine-Augustin Cournot, Essai sur les connaissances




Regardez-y de près, et vous verrez que le mot liberté est un mot vide de sens ; qu'il n'y a point et qu'il ne peut y avoir d'êtres libres ; que nous ne sommes que ce qui convient à l'ordre général, à l'organisation, à l'éducation et à la chaîne des événements. Voilà ce qui dispose de nous invinciblement. On ne conçoit non plus qu'un être agisse sans motif, qu'un des bras d'une balance agisse sans l'action d'un poids, et le motif nous est toujours extérieur, étranger, attaché ou par une nature ou par une cause quelconque, qui n'est pas nous. Ce qui nous trompe, c'est la prodigieuse variété de nos actions, jointe à l'habitude que nous avons prise tout en naissant de confondre le volontaire avec le libre. Nous avons tant loué, tant repris, nous l'avons été tant de fois, que c'est un préjugé bien vieux que celui de croire que nous et les autres voulons, agissons librement. Mais s'il n'y a point de liberté, il n'y a point d'action qui mérite la louange ou le blâme; il n'y a ni vice ni vertu, rien dont il faille récompenser ou châtier. Qu'est-ce qui distingue donc les hommes ? la bienfaisance et la malfaisance. Le malfaisant est un homme qu'il faut détruire et non punir; la bienfaisance est une bonne fortune, et non une vertu. Mais quoique l'homme bien ou malfaisant ne soit pas libre, l'homme n'en est pas moins un être qu'on modifie; c'est par cette raison qu'il faut détruire le malfaisant sur une place publique. De là les bons effets de l'exemple, des discours, de l'éducation, du plaisir, de la douleur, des grandeurs, de la misère, etc.; de là une sorte de philosophie pleine de commisération, qui attache fortement aux bons, qui n'irrite non plus contre le méchant que contre un ouragan qui nous remplit les yeux de poussière. Il n'y a qu'une sorte de causes, à proprement parler; ce sont les causes physiques. Il n'y a qu'une sorte de nécessité; c'est la même pour tous les êtres, quelque distinction qu'il nous plaise d'établir entre eux, ou qui y soit réellement.
                                                         Denis Diderot, Lettre à Paul Landoi








« On a beau vouloir confondre l’indépendance et la liberté. Ces deux choses sont si différentes que même elles s’excluent mutuellement Quand chacun fait ce qu’il lui plaît, on fait souvent ce qui déplaît à d’autres, et cela ne s’appelle pas un état libre. La liberté consiste moins à faire sa volonté qu’à n’être pas soumis à celle d’autrui ; elle consiste encore à ne pas soumettre la volonté d’autrui à la nôtre. Quiconque est maître ne peut être libre, et régner c’est obéir. Vos Magistrats savent cela mieux que personne, eux qui comme Othon, n’omettent rien de servile pour commander. Je ne connais de volonté vraiment libre que celle à laquelle nul n’a droit d’opposer de la résistance ; dans la liberté commune nul n’a droit de faire ce que la liberté d’un autre lui interdit, et la vraie liberté n’est jamais destructive d’elle-même. Ainsi la liberté sans la justice est une véritable contradiction ; car comme qu’on s’y prenne tout gène dans l’exécution d’une volonté désordonnée.

Il n’y a donc point de liberté sans Lois, ni où quelqu’un est au-dessus des Lois : dans l’état même de nature l’homme n’est libre qu’à la faveur de la Loi naturelle qui commande à tous. Un peuple libre obéit, mais il ne sert pas ; il a des chefs et non pas des maîtres ; il obéit aux Lois, mais il n’obéit qu’aux Lois et c’est par la force des Lois qu’il n’obéit pas aux hommes. Toutes les barrières qu’on donne dans les Républiques au pouvoir des Magistrats ne sont établies que pour garantir de leurs atteintes l’enceinte sacrée des Lois : ils en sont les Ministres non les arbitres, ils doivent les garder non les enfreindre. Un Peuple est libre, quelque forme qu’ait son Gouvernement, quand dans celui qui le gouverne il ne voit point l’homme, mais l’organe de la Loi. En un mot, la liberté suit toujours le sort des Lois, elle règne ou périt avec elles ; je ne sache rien de plus certain.      
                      Jean-Jacques Rousseau, Lettres écrites de la montagne.

           

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