UNITÉ 3
LE LANGAGE
1-Le Langage: naturel ou culturel?
"Quant aux divers sons du langage,
c'est la nature qui poussa les hommes à les émettre, et c'est le besoin qui fit
naître les noms des choses : à peu près comme nous voyons l'enfant amené, par
son incapacité même de s'exprimer avec la langue, à recourir au geste qui lui
fait désigner du doigt les objets présents. Chaque
être en effet a le sentiment de l'usage qu'il peut faire de ses facultés. Avant
même que les cornes aient commencé à poindre sur son front, le veau irrité s'en
sert pour menacer son adversaire et le poursuivre tête baissée. Les petits des
panthères, les jeunes lionceaux se défendent avec leurs griffes, leurs pattes
et leurs crocs, avant même que griffes et dents leur soient poussées. Quant aux
oiseaux de toute espèce, nous les voyons se confier aussitôt aux plumes de
leurs ailes, et leur demander une aide encore tremblante. Aussi penser qu'alors
un homme ait pu donner à chaque chose son nom, et que les autres aient appris
de lui les premiers éléments du langage, est vraiment folie. Si celui-là a pu
désigner chaque objet par un nom, émettre les divers sons du langage, pourquoi
supposer que d'autres n'auraient pu le faire en même temps que lui ? En outre,
si les autres n'avaient pas également usé entre eux de la parole, d'où la
notion de son utilité lui est-elle venue ? De qui a-t-il reçu le premier le
privilège de savoir ce qu'il voulait faire et d'en avoir la claire vision ? De
même un seul homme ne pouvait contraindre toute une multitude et, domptant sa
résistance, la faire consentir à apprendre les noms de chaque objet ; et
d'autre part trouver un moyen d'enseigner, de persuader à des sourds ce qu'il
est besoin de faire, n'est pas non plus chose facile : jamais ils ne s'y
fussent prêtés ; jamais ils n'auraient souffert plus d'un temps qu'on leur
écorchât les oreilles des sons d'une voix inconnue."
Lucrèce, De la Nature, Livre V,
"Le langage est une partie de la culture, à plusieurs
titres ; d'abord parce que le langage est l'une ce ces aptitudes ou
habitudes que nous recevons de la tradition externe ; en second lieu parce
que le langage est l'instrument essentiel, le moyen privilégié par lequel nous
nous assimilons la culture de notre groupe. […] Un enfant apprend sa culture
parce qu'on lui parle : on le réprimande, on l'exhorte, et tout cela se
fait avec des mots ; enfin et surtout, parce que le langage est la plus
parfaite de toutes les manifestations d'ordre culturel qui forment, à un titre
ou à l'autre, des systèmes et si nous voulons comprendre ce que c'est que
l'art, la religion, le droit, peut-être même la cuisine ou les règles de
politesse, il faut les concevoir comme des codes formés par l'articulation de
signes, sur le modèle de la communication linguistique".
Georges Charbonnier, Entretiens avec Claude
Lévi-Strauss,, Paris 1969.
2- Le langage, est-il
propre de l´homme? Peut-on parler d'un langage des animaux ?
"Que l'homme soit un animal
politique à un plus haut degré qu'une abeille quelconque ou tout autre animal
vivant à l'état grégaire, cela est évident. La nature, en effet, selon nous, ne
fait rien en vain ; et l'homme, seul de tous les animaux, possède la parole. Or, tandis que la voix ne sert qu'à indiquer la joie et la
peine, et appartient pour ce motif aux autres animaux également (car leur
nature va jusqu'à éprouver les sensations de plaisir et de douleur, et à se les
signifier les uns aux autres), le discours (logos) sert à exprimer l'utile et
le nuisible, et, par suite aussi, le juste et l'injuste: car c'est le caractère
propre de l'homme par rapport aux autres animaux d'être le seul à avoir le
sentiment du bien et du mal, du juste et de l'injuste, et des autres notions
morales, et c'est la communauté de ces sentiments qui engendre famille et
cité."
Aristote, La Politique, I, 2
" « Langage », en fait, est en un sens un autre
nom pour « communication », mais c'est aussi le nom des modes de
communication, c'est-à-dire des codes. [...] Les oiseaux communiquent entre eux, les singes
communiquent entre eux, et dans toutes ces communications, certaines sont
faites grâce à des signaux et à des symboles qui ne peuvent être compris que
par ceux qui possèdent le code approprié.
Ce
qui distingue 1es communications humaines des communications entre la plupart
des autres animaux, est la délicatesse et la complexité du code utilisé, et le
haut degré d'arbitraire de ce code. [...] En général, on peut dire que le
langage animal sait transmettre les émotions, à peu près les choses, et pas du
tout les relations un peu compliquées entre les choses.
Au delà de cette limitation du langage animal en ce qui
concerne la nature de ce qui peut être communiqué, il y a une autre limitation
: le langage animal est, en règle générale, une donnée de l'espèce considérée,
et, ne se modifiant point, n'a pas d'histoire. [ .] Même ceux, parmi les
« infra-humains », qui sont vocalement 1es plus développés,
n'atteignent jamais l'aisance de l'homme pour donner une signification aux sons
nouveaux, et étendre ainsi leur mémoire linguistique. [...] Ce caractère de la
parole, à savoir qu'elle est propre à l'homme en tant qu'homme, mais qu'aussi
elle lui est propre en tant que membre d'une société déterminée, est un fait
très remarquable. Si nous considérons tout le vaste ensemble de l'humanité,
nous pouvons affirmer sans crainte qu'il n'y existe pas de communauté
d'individus […] qui ne possède son propre mode de parole. C'est là un premier
point. Un second est que tous ces modes sont appris ; et on peut affirmer qu'en
dépit des tentatives du XXe sièc1e pour établir une théorie évolutionniste
des langues, i1 n'y a pas la moindre raison générale de postuler l'existence
d'une forme de parole unique dont seraient issues toutes les formes
actuelles."
Norbert
Wiener, Cybernétique et Société, 1952
"Mais de tous les arguments qui nous persuadent que
les bêtes sont dénuées de pensée, le principal, à mon avis, est que bien que
les unes soient plus parfaites que les autres dans une même espèce, tout de
même que chez les hommes, comme on peut voir chez les chevaux et chez les
chiens, dont les uns apprennent beaucoup plus aisément que d'autres ce qu'on
leur enseigne ; et bien que toutes nous signifient très facilement leurs
impulsions naturelles, telles que la colère, la crainte, la faim, ou autres
états semblables, par la voix ou par d'autres mouvements du corps, jamais
cependant jusqu'à ce jour on n'a pu observer qu'aucun animal en soit venu à ce
point de perfection d'user d'un véritable langage c'est-à-dire d'exprimer soit
par la voix, soit par les gestes quelque chose qui puisse se rapporter à la
seule pensée et non à l'impulsion naturelle. Ce langage est en effet le seul
signe certain d'une pensée latente dans le corps ; tous les hommes en
usent, même ceux qui sont stupides ou privés d'esprit, ceux auxquels manquent
la langue et les organes de la voix, mais aucune bête ne peut en user ;
c'est pourquoi il est permis de prendre le langage pour la vraie différence
entre les hommes et les bêtes."
Descartes,
Lettre à Morus du 5 février 1649,in Oeuvres et lettres, Pléïade
"L'incapacité des autres espèces à développer des langages
du type des langages humains provient-elle de l'absence chez elles d'une
qualité spécifique de l'intelligence plutôt que d'une limitation de
l'intelligence commune, comme le pensait Descartes ? Ce débat est traditionnel.
Il y a, par exemple, les condamnations dédaigneuses d'Antoine le Grand, l'un
des principaux représentants des idées cartésiennes dans l'Angleterre du XVIIe
siècle. Il parle de « certaines populations des Indes qui pensent que les
singes et les babouins qui abondent autour d'elles sont douées d'entendement et
qu'ils sont capables de parler mais ne veulent pas le faire par crainte d'être
exploités et contraints de travailler ». Dans certaines vulgarisations hâtives de travaux
actuels, par ailleurs intéressants, on affirme pratiquement que les singes
supérieurs ont la capacité de langage mais qu'ils n'en ont jamais fait usage. Ce serait un miracle biologique surprenant, vu l'énorme
avantage, du point de vue de la sélection, que constituent des capacités
linguistiques même minimales; que dirait-on d'un animal qui possèderait des
ailes et n'aurait jamais pensé à voler ?"
Noam Chomsky, Réflexions sur le langage, Éd. Flammarion, 1975.
3-Le Langage et la Realité.
Les mots peuvent-ils rendre compte de la
nature des choses ?
Le langage est-il un tableau fidèle de la
réalité ?
"[Les] concepts sont inclus dans les mots. Ils ont, le plus
souvent, été élaborés par l’organisme social en vue d’un objet qui n’a rien de
métaphysique. Pour les former, la société a découpé le réel selon ses besoins.
Pourquoi la philosophie accepterait-elle une division qui a toutes chances de ne
pas correspondre aux articulations du réel ? Elle l’accepte pourtant
d’ordinaire. Elle subit le problème tel qu’il est posé par le langage. […]
J’ouvre un traité élémentaire de philosophie. Un des premiers chapitres traite
du plaisir et de la douleur. On y pose à l’élève une question telle que
celle-ci : « Le plaisir est-il ou n’est-il pas le
bonheur ? » Mais
il faudrait d’abord savoir si plaisir et bonheur sont des genres correspondant
à un sectionnement naturel des choses. À la rigueur, la phrase pourrait
signifier simplement : « Vu le sens habituel des termes plaisir et
bonheur, doit-on dire que le bonheur soit une suite de plaisirs ? »
Alors, c’est une question de lexique qui se pose ; on ne la résoudra qu’en
cherchant comment les mots « plaisir » et « bonheur » ont
été employés par les écrivains qui ont le mieux manié la langue. On aura d’ailleurs travaillé utilement ; on aura mieux
défini deux termes usuels, c’est-à-dire deux habitudes sociales. Mais si l’on
prétend faire davantage, saisir des réalités et non pas mettre au point des
conventions, pourquoi veut-on que des termes peut-être artificiels (on ne sait
s’ils le sont ou ils ne le sont pas, puisqu’on n’a pas encore étudié l’objet)
posent un problème qui concerne la nature même des choses ? Supposez qu’en
examinant les états groupés sous le nom de plaisir on ne leur découvre rien de
commun, sinon d’être des états que l’homme recherche : l’humanité aura
classé ces choses très différentes dans un même genre, parce qu’elle leur
trouvait à tous le même intérêt pratique et réagissait à tous de la même
manière."
Bergson, La Pensée et le Mouvant, 1934,
"Supposez encore qu'il y ait une tribu dont les membres
comptent « un, deux, trois, quelques, beaucoup ». Supposez qu'un homme de cette
tribu dise, en regardant un vol d'oiseaux, « quelques oiseaux », alors que je
dirais « cinq oiseaux » -est-ce le même fait pour lui et pour moi ? Si, dans un
cas de ce genre, je passe à un langage ayant une structure différente, je ne
peux plus décrire « le même » fait, mais seulement un autre fait qui ressemble
plus ou moins au premier. Quelle est alors la réalité objective que le langage
est censé décrire ?
Ce qui s'oppose en nous à une telle suggestion, c'est le
sentiment que le fait est là objectivement, quelle que soit la manière dont
nous l'exprimons. Je perçois quelque chose qui existe et je le mets en mots. Il
semble s'ensuivre qu'un fait est quelque chose qui existe indépendamment du
langage, et avant lui ; le langage sert simplement de moyen de communication.
Ce que nous risquons de ne pas apercevoir, ici, c'est que la façon dont nous
voyons un fait - c'est-à-dire ce que nous soulignons et ce que nous négligeons
- c'est notre travail. « Les rayons du soleil tremblant sur le flot des marées
» (Pope). Ici, un fait est quelque chose qui émerge d'un arrière-plan, et qui
prend forme sur lui. Cet arrière-plan peut être, par exemple, mon champ visuel
; quelque chose qui éveille mon attention se détache de ce champ, est placé en
ligne de mire et appréhendé au moyen du langage ; voilà ce que nous appelons un
fait. Un fait est remarqué ; et en étant remarqué il devient un fait. «
N'était-ce donc pas un fait avant que vous ne le remarquiez ? ». C'en était un,
s'il est vrai que j'aurais pu le remarquer. Dans un langage où il n'y a que la
série de nombres « un, deux, trois, quelques, beaucoup », un fait comme « il y
a cinq oiseaux » ne peut pas être perçu."
Friedrich Waismann, La vérifiabilité, 1945
4-Le Langage et la pensée.
La pensée, se réduit-elle au langage? Notre pensée est-elle prisonnière de la
langue que nous parlons ? La pensée et le langage ne sont pas la même chose.
"Nous disséquons la nature selon des lignes tracées par
notre langue d'origine. Il est faux de croire que les catégories et les types
que nous que nous dégageons du monde des phénomènes, nous les y trouvons parce
qu'ils sautent aux yeux de tous les observateurs; au contraire, le monde se
présente dans un flux kaléidoscopique d'impressions qui doit être organisé par
notre pensée (et cela signifie surtout par le système linguistique qui est
présent dans notre pensée). Nous découpons la nature, nous l'organisons en
concepts et nous attribuons des significations comme nous le faisons, surtout
parce que nous sommes impliqués dans un accord pour l'organiser ainsi (accord
qui tient dans toute notre communauté de langue, et qui est codifié dans les
schèmes de notre langue). Cet accord est, bien sûr, implicite et non établi,
mais ses termes sont absolument obligatoires; nous ne pouvons pas parler sans
appliquer les règles d'organisation et de classification de données imposées
par cet accord."
Benjamin Lee Whorf, "Science et
linguistique", 1956
"On s'aperçut que l'infrastructure
linguistique (autrement dit, la grammaire) de chaque langue ne constituait pas
seulement « l'instrument » permettant d'exprimer des idées, mais
qu'elle en déterminait bien plutôt la forme, qu'elle orientait et guidait
l'activité mentale de l'individu, traçait le cadre dans lequel s'inscrivaient
ses analyses, ses impressions, sa synthèse de tout ce que son esprit avait
enregistré. La formulation des idées n'est pas un processus indépendant,
strictement rationnel dans l'ancienne acception du terme, mais elle est liée à
une structure grammaticale déterminée et diffère de façon très variable d'une
grammaire à l'autre. ( ) On aboutit ainsi à ce que j'ai appelé le
"principe de relativité linguistique", en vertu duquel les
utilisateurs de grammaires notablement différentes sont amenés à des évaluations
et à des types d'observations différents de faits extérieurement similaires...”
Benjamin
Lee Whorf, Linguistique et anthropologie, 1956
"Les idées générales ne peuvent
s'introduire dans l'esprit qu'à l'aide des mots, et l'entendement ne les saisit
que par des propositions. C'est une des raisons pour
quoi les animaux ne sauraient se former de telles idées, ni jamais acquérir la
perfectibilité qui en dépend. Quand un singe va sans hésiter d'une noix à
l'autre, pense-t-on qu'il ait l'idée générale de cette sorte de fruit, et qu'il
compare son archétype à ces deux individus ? Non sans doute ; mais la vue
de l'une de ces noix rappelle à sa mémoire les sensations qu'il a reçues de
l'autre, et ses yeux, modifiés d'une certaine manière, annoncent à son goût la
modification qu'il va recevoir. Toute
idée générale est purement intellectuelle ; pour peu que l'imagination s'en
mêle, l'idée devient aussitôt particulière. Essayez de vous tracer l'image d'un
arbre en général, jamais vous n'en viendrez à bout, malgré vous il faudra le
voir petit ou grand, rare ou touffu, clair ou foncé, et s'il dépendait de vous
de n'y voir que ce qui se trouve en tout arbre, cette image ne ressemblerait
plus à un arbre. Les êtres purement abstraits se voient
de même, ou ne se conçoivent que par le discours. La définition seule du
triangle vous en donne la véritable idée : sitôt que vous en figurez un dans
votre esprit, c'est un tel triangle et non pas un autre, et vous ne pouvez
éviter d'en rendre les lignes sensibles ou le plan coloré. Il faut donc énoncer des
propositions, il faut donc parler pour avoir des idées générales ; car
sitôt que l'imagination s'arrête, l'esprit ne marche plus qu'à l'aide du
discours."
Rousseau,
Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, 1754
"Quels que soient les critères de l'intelligence que l'on
adopte […], tout le monde est d'accord pour admettre l'existence d'une
intelligence avant le langage. Essentiellement pratique, c'est-à-dire tendant à
des réussites et non pas à énoncer des vérités, cette intelligence n'en
parvient pas moins à résoudre finalement un ensemble de problèmes d'action
(atteindre des objets éloignés, cachés, etc.), en construisant un système
complet de schèmes d'assimilation, et à organiser le réel selon un ensemble de
structures spatio-temporelles et causales. Or, faute de langage et de fonction
symbolique, ces constructions s'effectuent en s'appuyant exclusivement sur des
perceptions et des mouvements, donc par le moyen d'une coordination
sensori-motrice des actions sans qu'intervienne la représentation ou la
pensée."
Jean Piaget et Bärbel Inhelder, La psychologie
de l'enfant, 1966
"L'existence d'une pensée non parlée semble attestée par
l'observation intérieure. La pensée est antérieure à la parole d'une
antériorité à la fois de temps et de causalité. Cette antériorité de temps peut être plus ou moins
longue. Bien souvent elle est si courte qu'on la prendrait pour une
quasi-simultanéité, mais même alors, ce que je désire me dire à moi-même ou
dire aux autres est quelque chose qui n'a pas encore été dit. On en parle comme
d'une chose, bien que ce ne soit peut-être pas réellement une chose, disons
donc si l'on veut que cet x, qui n'a pas encore été dit, doit être de quelque
manière présent à ma pensée, autrement je ne pourrais pas essayer de le dire.
Si j'en fais prématurément l'essai, je m'aperçois aussitôt que « ce n'est
pas ce que je voulais dire ». C'est ce qu'on appelle « chercher une
idée ». L'idée en question peut être un souvenir qui momentanément nous
échappe, ou ce peut être une notion que nous sentons présente à la pensée bien
que pour le moment, elle refuse de faire surface et d'émerger des profondeurs
de l'esprit ; de toute façon nous savons qu'elle est déjà là. Elle l'est
si assurément que nous la reconnaîtrons aussitôt dès qu'elle aura reparu et que
jusqu'à ce moment-là, nous rejetons tous les autres souvenirs qui tenteraient
de se faire accepter à sa place.
Cette sorte de pensée antérieure à tout logos, même
intérieur, est ce que nous pensons comme un « encore à dire », soit
parce que, jusqu'à présent, cela n'a pas encore été dit, soit parce que nous
éprouvons le désir de le dire une fois encore, plus explicitement ou sous une
forme différente, afin de nous mieux assurer de ce que nous pensons."
Étienne Gilson, Linguistique et
philosophie, 1969
"[…] selon la célèbre hypothèse du déterminisme
linguistique de Sapir-Whorf, les pensées sont déterminées par les catégories
offertes par leur langue. Du coup, les différences entre les langues
entraîneraient des différences entre les pensées de leurs locuteurs. Ceux qui
n'ont gardé qu'un petit vernis de leurs études universitaires peuvent au moins
débiter ces factoïdes : que les langues découpent le spectre à des endroits
différents pour nommer les couleurs, que le concept du temps est fondamentalement
différent chez les Hopis, et que les Eskimos dis- posent de plusieurs douzaines
de mots pour désigner la neige. Cette théorie a une lourde implication : les
catégories de base de la réalité ne seraient pas « dans » le monde,
mais nous seraient imposées par notre culture. (On pourrait donc les contester,
ce qui explique peut- être l'attrait persistant que cette hypothèse exerce sur
la sensibilité des jeunes étudiants.)
Or
tout cela est faux, totalement faux. L'idée
selon laquelle le langage serait la même chose que la pensée est un exemple de
ce qu'on peut appeler une « absurdité de convention » : une
affirmation qui va à l'encontre de tout sens commun, mais à laquelle chacun
adhère parce qu'il se souvient vaguement l'avoir entendue quelque part et parce
qu'elle a de nombreuses implications. […] Réfléchissez. Nous avons tous fait
cette expérience de dire ou d'écrire une phrase, puis de nous arrêter en
réalisant que ce n'était pas exactement ce que nous voulions dire. Pour que
nous éprouvions cette sensation, il faut qu'il y ait un « voulu
dire », qui soit différent de ce qui est dit. Parfois, nous éprouvons des
difficultés à trouver aucun mot qui exprime une pensée de façon adéquate. Quand
nous entendons ou quand nous lisons quelque chose, en général nous nous
souvenons de la substance, pas des mots exacts. Il faut donc bien qu'il y
existe quelque chose comme une substance qui ne soit pas la même chose qu'un
groupe de mots, Si les pensées dépendaient des mots, comment pourrait-on
fabriquer un mot nouveau ? Comment
un enfant pourrait-il apprendre un mot au départ ? Comment pourrait-on
traduire d'une langue à l'autre ?"
Steven Pinker,
L'instinct du langage, 1994
5- Le Langage, peut-il
tout dire?
Ce que peut et ce que ne peut pas le langage
Le Lengage, instrument de domination.
La diversité de langues
"Le but du novlangue était, non seulement de fournir un
mode d'expression aux idées générales et aux habitudes mentales des dévots de
l'angsoc, mais de rendre impossible tout autre mode de pensée. Il était entendu
que lorsque le novlangue serait une fois pour toutes adopté et que l'ancilangue
serait oublié, une idée hérétique – c'est-à-dire une idée s'écartant des
principes de l'angsoc – serait littéralement impensable, du moins dans la
mesure où la pensée dépend des mots. Le vocabulaire du novlangue était
construit de telle sorte qu'il pût fournir une expression exacte, et souvent
très nuancée, aux idées qu'un membre du Parti pouvait, à juste titre, désirer
communiquer. Mais il excluait toutes les autres idées et même les possibilités
d'y arriver par des méthodes indirectes. L'invention de mots nouveaux,
l'élimination surtout des mots indésirables, la suppression dans les mots restants
de toute signification secondaire, quelle qu'elle fût, contribuaient à ce
résultat. Ainsi le mot ''libre'' existait encore en novlangue, mais ne pouvait
être employé que dans des phrases comme « le chemin est libre ». Il ne pouvait
être employé dans le sens ancien de « liberté politique » ou de « liberté
intellectuelle ». Les libertés politique et intellectuelle n'existaient en
effet plus, même sous forme de concept. Elles n'avaient donc nécessairement pas
de nom. […]
Une personne dont l'éducation aurait été faite en
novlangue seulement, ne saurait pas davantage que égal avait un moment eu le
sens secondaire de « politiquement égal » ou que « libre »
avait un moment signifié « libre politiquement » que, par exemple,
une personne qui n'aurait jamais entendu parler d'échecs ne connaîtrait le sens
spécial attaché à « reine » et à « tour ». Il y aurait
beaucoup de crimes et d'erreurs qu'il serait hors de son pouvoir de commettre,
simplement parce qu'ils n'avaient pas de nom et étaient par conséquent inimaginables."
George Orwell, 1984,
1949
"La musique a ceci de commun avec la poésie et l'amour, et
même avec le devoir : elle n'est pas faite pour qu'on en parle, elle est faite
pour qu'on en fasse ; elle n'est pas faite pour être dite, mais pour être «
jouée »... Non, la musique n'a pas été inventée pour qu'on parle de musique !
N'est-ce pas la définition même du Bien ? Le Bien est fait pour être fait, non
pas pour être dit ou connu ; et de même le mal est une manière de commettre
l'acte plutôt qu'une chose sue..( )Le Dire est un Faire atrophié, avorté et un
peu dégénéré : action en retrait ou simplement ébauchée, la parole est
volontiers pharisienne et n'agit qu'indirectement..., sauf bien entendu en
poésie, où c'est le dire lui-même qui est le faire ; le poète parle, mais ce ne
sont pas des paroles pour dire, comme les paroles du Code civil : ce sont des
paroles pour suggérer ou captiver, des paroles de charme ; la poésie est faite,
immédiatement, pour faire le poème, et la poétique, qui est un faire avec
exposant, pour réfléchir sur la poésie. La même différence sépare en musique le
créateur et le théoricien. On
parle trop, aujourd'hui, pour avoir musicalement quelque chose à dire ! Tels
les philosophes, oubliant de philosopher, parlent de la philosophie du
voisin..."
Vladimir
Jankélévitch, La Musique et l'Ineffable, 1961
"Il m'est arrivé maintes fois d'accompagner mon frère ou
d'autres médecins chez quelque malade qui refusait une drogue ou ne voulait pas
se laisser opérer par le fer et le feu, et là où les exhortations du médecin
restaient vaines, moi je persuadais le malade, par le seul art de la
rhétorique. Qu'un orateur et un médecin aillent ensemble dans la ville que tu
voudras : si une discussion doit s'engager à l'assemblée du peuple ou dans une
réunion quelconque pour décider lequel des deux sera élu comme médecin,
j'affirme que le médecin n'existera pas et que l'orateur sera préféré si cela
lui plaît.
Il en serait de même en face de tout autre
artisan : c'est l'orateur qui se ferait choisir plutôt que n'importe quel
compétiteur ; car il n'est point de sujet sur lequel un homme qui sait la
rhétorique ne puisse parler devant la foule d'une manière plus persuasive que
l'homme de métier, quel qu'il soit. Voilà ce qu'est la rhétorique et ce qu'elle
peut."
Platon, Gorgias, 456 a-c.
1 Or toute la terre avait le même langage et les mêmes mots. 2 Mais il arriva qu'étant partis du côté
de l'Orient, ils trouvèrent une plaine dans le pays de Shinear, et ils y
demeurèrent. 3 Et ils se dirent l'un à l'autre: Allons, faisons des briques, et
cuisons-les au feu. Et la brique leur tint
lieu de pierre, et le bitume leur tint lieu de mortier. 4 Et ils dirent:
Allons, bâtissons-nous une ville et une tour, dont le sommet soit dans les
cieux, et faisons-nous un nom, de peur que nous ne soyons dispersés sur la face
de toute la terre. 5 Et l'Éternel descendit pour voir la ville et la tour
qu'avaient bâties les fils des hommes. 6 Et l'Éternel dit: Voici, c'est un seul
peuple, et ils ont tous le même langage, et voilà ce qu'ils commencent à faire;
et maintenant rien ne les empêchera d'exécuter tout ce qu'ils ont projeté. 7
Allons, descendons, et confondons là leur langage, en sorte qu'ils n'entendent
point le langage l'un de l'autre. 8 Et l'Éternel les dispersa de là sur la face
de toute la terre, et ils cessèrent de bâtir la ville. 9 C'est pourquoi son nom
fut appelé Babel (confusion); car l'Éternel y confondit le langage de toute la
terre, et de là l'Éternel les dispersa sur toute la face de la terre.
Genèse 11:1-9
“Sur ce dont on ne peut parler, il faut se taire”.
Ludwig
Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus (1921)