miércoles, 30 de marzo de 2016

Le Langage







UNITÉ 3
LE LANGAGE


























1-Le Langage: naturel ou culturel?



"Quant aux divers sons du langage, c'est la nature qui poussa les hommes à les émettre, et c'est le besoin qui fit naître les noms des choses : à peu près comme nous voyons l'enfant amené, par son incapacité même de s'exprimer avec la langue, à recourir au geste qui lui fait désigner du doigt les objets présents. Chaque être en effet a le sentiment de l'usage qu'il peut faire de ses facultés. Avant même que les cornes aient commencé à poindre sur son front, le veau irrité s'en sert pour menacer son adversaire et le poursuivre tête baissée. Les petits des panthères, les jeunes lionceaux se défendent avec leurs griffes, leurs pattes et leurs crocs, avant même que griffes et dents leur soient poussées. Quant aux oiseaux de toute espèce, nous les voyons se confier aussitôt aux plumes de leurs ailes, et leur demander une aide encore tremblante. Aussi penser qu'alors un homme ait pu donner à chaque chose son nom, et que les autres aient appris de lui les premiers éléments du langage, est vraiment folie. Si celui-là a pu désigner chaque objet par un nom, émettre les divers sons du langage, pourquoi supposer que d'autres n'auraient pu le faire en même temps que lui ? En outre, si les autres n'avaient pas également usé entre eux de la parole, d'où la notion de son utilité lui est-elle venue ? De qui a-t-il reçu le premier le privilège de savoir ce qu'il voulait faire et d'en avoir la claire vision ? De même un seul homme ne pouvait contraindre toute une multitude et, domptant sa résistance, la faire consentir à apprendre les noms de chaque objet ; et d'autre part trouver un moyen d'enseigner, de persuader à des sourds ce qu'il est besoin de faire, n'est pas non plus chose facile : jamais ils ne s'y fussent prêtés ; jamais ils n'auraient souffert plus d'un temps qu'on leur écorchât les oreilles des sons d'une voix inconnue."
                                                                                      Lucrèce, De la Nature, Livre V,


"Le langage est une partie de la culture, à plusieurs titres ; d'abord parce que le langage est  l'une ce ces aptitudes ou habitudes que nous recevons de la tradition externe ; en second lieu parce que le langage est l'instrument essentiel, le moyen privilégié par lequel nous nous assimilons la culture de notre groupe. […] Un enfant apprend sa culture parce qu'on lui parle : on le réprimande, on l'exhorte, et tout cela se fait avec des mots ; enfin et surtout, parce que le langage est la plus parfaite de toutes les manifestations d'ordre culturel qui forment, à un titre ou à l'autre, des systèmes et si nous voulons comprendre ce que c'est que l'art, la religion, le droit, peut-être même la cuisine ou les règles de politesse, il faut les concevoir comme des codes formés par l'articulation de signes, sur le modèle de la communication linguistique".

                     Georges Charbonnier, Entretiens avec Claude Lévi-Strauss,, Paris 1969.


2- Le langage, est-il propre de l´homme? Peut-on parler d'un langage des animaux ?


"Que l'homme soit un animal politique à un plus haut degré qu'une abeille quelconque ou tout autre animal vivant à l'état grégaire, cela est évident. La nature, en effet, selon nous, ne fait rien en vain ; et l'homme, seul de tous les animaux, possède la parole. Or, tandis que la voix ne sert qu'à indiquer la joie et la peine, et appartient pour ce motif aux autres animaux également (car leur nature va jusqu'à éprouver les sensations de plaisir et de douleur, et à se les signifier les uns aux autres), le discours (logos) sert à exprimer l'utile et le nuisible, et, par suite aussi, le juste et l'injuste: car c'est le caractère propre de l'homme par rapport aux autres animaux d'être le seul à avoir le sentiment du bien et du mal, du juste et de l'injuste, et des autres notions morales, et c'est la communauté de ces sentiments qui engendre famille et cité."
                                                                                     Aristote, La Politique, I, 2


" « Langage », en fait, est en un sens un autre nom pour « communication », mais c'est aussi le nom des modes de communication, c'est-à-dire des codes. [...] Les oiseaux communiquent entre eux, les singes communiquent entre eux, et dans toutes ces communications, certaines sont faites grâce à des signaux et à des symboles qui ne peuvent être compris que par ceux qui possèdent le code approprié.
 Ce qui distingue 1es communications humaines des communications entre la plupart des autres animaux, est la délicatesse et la complexité du code utilisé, et le haut degré d'arbitraire de ce code. [...] En général, on peut dire que le langage animal sait transmettre les émotions, à peu près les choses, et pas du tout les relations un peu compliquées entre les choses.
 Au delà de cette limitation du langage animal en ce qui concerne la nature de ce qui peut être communiqué, il y a une autre limitation : le langage animal est, en règle générale, une donnée de l'espèce considérée, et, ne se modifiant point, n'a pas d'histoire. [ .] Même ceux, parmi les « infra-humains », qui sont vocalement 1es plus développés, n'atteignent jamais l'aisance de l'homme pour donner une signification aux sons nouveaux, et étendre ainsi leur mémoire linguistique. [...] Ce caractère de la parole, à savoir qu'elle est propre à l'homme en tant qu'homme, mais qu'aussi elle lui est propre en tant que membre d'une société déterminée, est un fait très remarquable. Si nous considérons tout le vaste ensemble de l'humanité, nous pouvons affirmer sans crainte qu'il n'y existe pas de communauté d'individus […] qui ne possède son propre mode de parole. C'est là un premier point. Un second est que tous ces modes sont appris ; et on peut affirmer qu'en dépit des tentatives du XXe sièc1e pour établir une théorie évolutionniste des langues, i1 n'y a pas la moindre raison générale de postuler l'existence d'une forme de parole unique dont seraient issues toutes les formes actuelles."
                                                           Norbert Wiener, Cybernétique et Société, 1952


 "Mais de tous les arguments qui nous persuadent que les bêtes sont dénuées de pensée, le principal, à mon avis, est que bien que les unes soient plus parfaites que les autres dans une même espèce, tout de même que chez les hommes, comme on peut voir chez les chevaux et chez les chiens, dont les uns apprennent beaucoup plus aisément que d'autres ce qu'on leur enseigne ; et bien que toutes nous signifient très facilement leurs impulsions naturelles, telles que la colère, la crainte, la faim, ou autres états semblables, par la voix ou par d'autres mouvements du corps, jamais cependant jusqu'à ce jour on n'a pu observer qu'aucun animal en soit venu à ce point de perfection d'user d'un véritable langage c'est-à-dire d'exprimer soit par la voix, soit par les gestes quelque chose qui puisse se rapporter à la seule pensée et non à l'impulsion naturelle. Ce langage est en effet le seul signe certain d'une pensée latente dans le corps ; tous les hommes en usent, même ceux qui sont stupides ou privés d'esprit, ceux auxquels manquent la langue et les organes de la voix, mais aucune bête ne peut en user ; c'est pourquoi il est permis de prendre le langage pour la vraie différence entre les hommes et les bêtes."
                                          Descartes, Lettre à Morus du 5 février 1649,in Oeuvres et lettres, Pléïade


"L'incapacité des autres espèces à développer des langages du type des langages humains provient-elle de l'absence chez elles d'une qualité spécifique de l'intelligence plutôt que d'une limitation de l'intelligence commune, comme le pensait Descartes ? Ce débat est traditionnel. Il y a, par exemple, les condamnations dédaigneuses d'Antoine le Grand, l'un des principaux représentants des idées cartésiennes dans l'Angleterre du XVIIe siècle. Il parle de « certaines populations des Indes qui pensent que les singes et les babouins qui abondent autour d'elles sont douées d'entendement et qu'ils sont capables de parler mais ne veulent pas le faire par crainte d'être exploités et contraints de travailler ». Dans certaines vulgarisations hâtives de travaux actuels, par ailleurs intéressants, on affirme pratiquement que les singes supérieurs ont la capacité de langage mais qu'ils n'en ont jamais fait usage. Ce serait un miracle biologique surprenant, vu l'énorme avantage, du point de vue de la sélection, que constituent des capacités linguistiques même minimales; que dirait-on d'un animal qui possèderait des ailes et n'aurait jamais pensé à voler ?"

                                                     Noam Chomsky, Réflexions sur le langage, Éd. Flammarion, 1975.


3-Le Langage et la Realité.
Les mots peuvent-ils rendre compte de la nature des choses ?
Le langage est-il un tableau fidèle de la réalité ?

"[Les] concepts sont inclus dans les mots. Ils ont, le plus souvent, été élaborés par l’organisme social en vue d’un objet qui n’a rien de métaphysique. Pour les former, la société a découpé le réel selon ses besoins. Pourquoi la philosophie accepterait-elle une division qui a toutes chances de ne pas correspondre aux articulations du réel ? Elle l’accepte pourtant d’ordinaire. Elle subit le problème tel qu’il est posé par le langage. […] J’ouvre un traité élémentaire de philosophie. Un des premiers chapitres traite du plaisir et de la douleur. On y pose à l’élève une question telle que celle-ci : « Le plaisir est-il ou n’est-il pas le bonheur ? » Mais il faudrait d’abord savoir si plaisir et bonheur sont des genres correspondant à un sectionnement naturel des choses. À la rigueur, la phrase pourrait signifier simplement : « Vu le sens habituel des termes plaisir et bonheur, doit-on dire que le bonheur soit une suite de plaisirs ? » Alors, c’est une question de lexique qui se pose ; on ne la résoudra qu’en cherchant comment les mots « plaisir » et « bonheur » ont été employés par les écrivains qui ont le mieux manié la langue. On aura d’ailleurs travaillé utilement ; on aura mieux défini deux termes usuels, c’est-à-dire deux habitudes sociales. Mais si l’on prétend faire davantage, saisir des réalités et non pas mettre au point des conventions, pourquoi veut-on que des termes peut-être artificiels (on ne sait s’ils le sont ou ils ne le sont pas, puisqu’on n’a pas encore étudié l’objet) posent un problème qui concerne la nature même des choses ? Supposez qu’en examinant les états groupés sous le nom de plaisir on ne leur découvre rien de commun, sinon d’être des états que l’homme recherche : l’humanité aura classé ces choses très différentes dans un même genre, parce qu’elle leur trouvait à tous le même intérêt pratique et réagissait à tous de la même manière."
                                                                      Bergson, La Pensée et le Mouvant, 1934,



"Supposez encore qu'il y ait une tribu dont les membres comptent « un, deux, trois, quelques, beaucoup ». Supposez qu'un homme de cette tribu dise, en regardant un vol d'oiseaux, « quelques oiseaux », alors que je dirais « cinq oiseaux » -est-ce le même fait pour lui et pour moi ? Si, dans un cas de ce genre, je passe à un langage ayant une structure différente, je ne peux plus décrire « le même » fait, mais seulement un autre fait qui ressemble plus ou moins au premier. Quelle est alors la réalité objective que le langage est censé décrire ?
  Ce qui s'oppose en nous à une telle suggestion, c'est le sentiment que le fait est là objectivement, quelle que soit la manière dont nous l'exprimons. Je perçois quelque chose qui existe et je le mets en mots. Il semble s'ensuivre qu'un fait est quelque chose qui existe indépendamment du langage, et avant lui ; le langage sert simplement de moyen de communication. Ce que nous risquons de ne pas apercevoir, ici, c'est que la façon dont nous voyons un fait - c'est-à-dire ce que nous soulignons et ce que nous négligeons - c'est notre travail. « Les rayons du soleil tremblant sur le flot des marées » (Pope). Ici, un fait est quelque chose qui émerge d'un arrière-plan, et qui prend forme sur lui. Cet arrière-plan peut être, par exemple, mon champ visuel ; quelque chose qui éveille mon attention se détache de ce champ, est placé en ligne de mire et appréhendé au moyen du langage ; voilà ce que nous appelons un fait. Un fait est remarqué ; et en étant remarqué il devient un fait. « N'était-ce donc pas un fait avant que vous ne le remarquiez ? ». C'en était un, s'il est vrai que j'aurais pu le remarquer. Dans un langage où il n'y a que la série de nombres « un, deux, trois, quelques, beaucoup », un fait comme « il y a cinq oiseaux » ne peut pas être perçu."    
                                                                   Friedrich Waismann, La vérifiabilité, 1945




4-Le Langage et la pensée.                                                                                                                   
La pensée, se réduit-elle au langage?  Notre pensée est-elle prisonnière de la langue que nous parlons ? La pensée et le langage ne sont pas la même chose.


"Nous disséquons la nature selon des lignes tracées par notre langue d'origine. Il est faux de croire que les catégories et les types que nous que nous dégageons du monde des phénomènes, nous les y trouvons parce qu'ils sautent aux yeux de tous les observateurs; au contraire, le monde se présente dans un flux kaléidoscopique d'impressions qui doit être organisé par notre pensée (et cela signifie surtout par le système linguistique qui est présent dans notre pensée). Nous découpons la nature, nous l'organisons en concepts et nous attribuons des significations comme nous le faisons, surtout parce que nous sommes impliqués dans un accord pour l'organiser ainsi (accord qui tient dans toute notre communauté de langue, et qui est codifié dans les schèmes de notre langue). Cet accord est, bien sûr, implicite et non établi, mais ses termes sont absolument obligatoires; nous ne pouvons pas parler sans appliquer les règles d'organisation et de classification de données imposées par cet accord."
                                                   Benjamin Lee Whorf, "Science et linguistique", 1956

"On s'aperçut que l'infrastructure linguistique (autrement dit, la grammaire) de chaque langue ne constituait pas seulement « l'instrument » permettant d'exprimer des idées, mais qu'elle en déterminait bien plutôt la forme, qu'elle orientait et guidait l'activité mentale de l'individu, traçait le cadre dans lequel s'inscrivaient ses analyses, ses impressions, sa synthèse de tout ce que son esprit avait enregistré. La formulation des idées n'est pas un processus indépendant, strictement rationnel dans l'ancienne acception du terme, mais elle est liée à une structure grammaticale déterminée et diffère de façon très variable d'une grammaire à l'autre. ( ) On aboutit ainsi à ce que j'ai appelé le "principe de relativité linguistique", en vertu duquel les utilisateurs de grammaires notablement différentes sont amenés à des évaluations et à des types d'observations différents de faits extérieurement similaires...”
                                          
                                           Benjamin Lee Whorf, Linguistique et anthropologie, 1956




"Les idées générales ne peuvent s'introduire dans l'esprit qu'à l'aide des mots, et l'entendement ne les saisit que par des propositions. C'est une des raisons pour quoi les animaux ne sauraient se former de telles idées, ni jamais acquérir la perfectibilité qui en dépend. Quand un singe va sans hésiter d'une noix à l'autre, pense-t-on qu'il ait l'idée générale de cette sorte de fruit, et qu'il compare son archétype à ces deux individus ? Non sans doute ; mais la vue de l'une de ces noix rappelle à sa mémoire les sensations qu'il a reçues de l'autre, et ses yeux, modifiés d'une certaine manière, annoncent à son goût la modification qu'il va recevoir. Toute idée générale est purement intellectuelle ; pour peu que l'imagination s'en mêle, l'idée devient aussitôt particulière. Essayez de vous tracer l'image d'un arbre en général, jamais vous n'en viendrez à bout, malgré vous il faudra le voir petit ou grand, rare ou touffu, clair ou foncé, et s'il dépendait de vous de n'y voir que ce qui se trouve en tout arbre, cette image ne ressemblerait plus à un arbre. Les êtres purement abstraits se voient de même, ou ne se conçoivent que par le discours. La définition seule du triangle vous en donne la véritable idée : sitôt que vous en figurez un dans votre esprit, c'est un tel triangle et non pas un autre, et vous ne pouvez éviter d'en rendre les lignes sensibles ou le plan coloré. Il faut donc énoncer des propositions, il faut donc parler pour avoir des idées générales ; car sitôt que l'imagination s'arrête, l'esprit ne marche plus qu'à l'aide du discours."

                 Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les    hommes, 1754






"Quels que soient les critères de l'intelligence que l'on adopte […], tout le monde est d'accord pour admettre l'existence d'une intelligence avant le langage. Essentiellement pratique, c'est-à-dire tendant à des réussites et non pas à énoncer des vérités, cette intelligence n'en parvient pas moins à résoudre finalement un ensemble de problèmes d'action (atteindre des objets éloignés, cachés, etc.), en construisant un système complet de schèmes d'assimilation, et à organiser le réel selon un ensemble de structures spatio-temporelles et causales. Or, faute de langage et de fonction symbolique, ces constructions s'effectuent en s'appuyant exclusivement sur des perceptions et des mouvements, donc par le moyen d'une coordination sensori-motrice des actions sans qu'intervienne la représentation ou la pensée."

                                  Jean Piaget et Bärbel Inhelder, La psychologie de l'enfant, 1966



"L'existence d'une pensée non parlée semble attestée par l'observation intérieure. La pensée est antérieure à la parole d'une antériorité à la fois de temps et de causalité. Cette antériorité de temps peut être plus ou moins longue. Bien souvent elle est si courte qu'on la prendrait pour une quasi-simultanéité, mais même alors, ce que je désire me dire à moi-même ou dire aux autres est quelque chose qui n'a pas encore été dit. On en parle comme d'une chose, bien que ce ne soit peut-être pas réellement une chose, disons donc si l'on veut que cet x, qui n'a pas encore été dit, doit être de quelque manière présent à ma pensée, autrement je ne pourrais pas essayer de le dire. Si j'en fais prématurément l'essai, je m'aperçois aussitôt que « ce n'est pas ce que je voulais dire ». C'est ce qu'on appelle « chercher une idée ». L'idée en question peut être un souvenir qui momentanément nous échappe, ou ce peut être une notion que nous sentons présente à la pensée bien que pour le moment, elle refuse de faire surface et d'émerger des profondeurs de l'esprit ; de toute façon nous savons qu'elle est déjà là. Elle l'est si assurément que nous la reconnaîtrons aussitôt dès qu'elle aura reparu et que jusqu'à ce moment-là, nous rejetons tous les autres souvenirs qui tenteraient de se faire accepter à sa place.
 Cette sorte de pensée antérieure à tout logos, même intérieur, est ce que nous pensons comme un « encore à dire », soit parce que, jusqu'à présent, cela n'a pas encore été dit, soit parce que nous éprouvons le désir de le dire une fois encore, plus explicitement ou sous une forme différente, afin de nous mieux assurer de ce que nous pensons."
                                                        Étienne Gilson, Linguistique et philosophie, 1969







"[…] selon la célèbre hypothèse du déterminisme linguistique de Sapir-Whorf, les pensées sont déterminées par les catégories offertes par leur langue. Du coup, les différences entre les langues entraîneraient des différences entre les pensées de leurs locuteurs. Ceux qui n'ont gardé qu'un petit vernis de leurs études universitaires peuvent au moins débiter ces factoïdes : que les langues découpent le spectre à des endroits différents pour nommer les couleurs, que le concept du temps est fondamentalement différent chez les Hopis, et que les Eskimos dis- posent de plusieurs douzaines de mots pour désigner la neige. Cette théorie a une lourde implication : les catégories de base de la réalité ne seraient pas « dans » le monde, mais nous seraient imposées par notre culture. (On pourrait donc les contester, ce qui explique peut- être l'attrait persistant que cette hypothèse exerce sur la sensibilité des jeunes étudiants.)
 Or tout cela est faux, totalement faux. L'idée selon laquelle le langage serait la même chose que la pensée est un exemple de ce qu'on peut appeler une « absurdité de convention » : une affirmation qui va à l'encontre de tout sens commun, mais à laquelle chacun adhère parce qu'il se souvient vaguement l'avoir entendue quelque part et parce qu'elle a de nombreuses implications. […] Réfléchissez. Nous avons tous fait cette expérience de dire ou d'écrire une phrase, puis de nous arrêter en réalisant que ce n'était pas exactement ce que nous voulions dire. Pour que nous éprouvions cette sensation, il faut qu'il y ait un « voulu dire », qui soit différent de ce qui est dit. Parfois, nous éprouvons des difficultés à trouver aucun mot qui exprime une pensée de façon adéquate. Quand nous entendons ou quand nous lisons quelque chose, en général nous nous souvenons de la substance, pas des mots exacts. Il faut donc bien qu'il y existe quelque chose comme une substance qui ne soit pas la même chose qu'un groupe de mots, Si les pensées dépendaient des mots, comment pourrait-on fabriquer un mot nouveau ? Comment un enfant pourrait-il apprendre un mot au départ ? Comment pourrait-on traduire d'une langue à l'autre ?"

                                                                    Steven Pinker, L'instinct du langage, 1994















5- Le Langage, peut-il tout dire?
Ce que peut et ce que ne peut pas le langage
Le Lengage, instrument de domination.
La diversité de langues

"Le but du novlangue était, non seulement de fournir un mode d'expression aux idées générales et aux habitudes mentales des dévots de l'angsoc, mais de rendre impossible tout autre mode de pensée. Il était entendu que lorsque le novlangue serait une fois pour toutes adopté et que l'ancilangue serait oublié, une idée hérétique – c'est-à-dire une idée s'écartant des principes de l'angsoc – serait littéralement impensable, du moins dans la mesure où la pensée dépend des mots. Le vocabulaire du novlangue était construit de telle sorte qu'il pût fournir une expression exacte, et souvent très nuancée, aux idées qu'un membre du Parti pouvait, à juste titre, désirer communiquer. Mais il excluait toutes les autres idées et même les possibilités d'y arriver par des méthodes indirectes. L'invention de mots nouveaux, l'élimination surtout des mots indésirables, la suppression dans les mots restants de toute signification secondaire, quelle qu'elle fût, contribuaient à ce résultat. Ainsi le mot ''libre'' existait encore en novlangue, mais ne pouvait être employé que dans des phrases comme « le chemin est libre ». Il ne pouvait être employé dans le sens ancien de « liberté politique » ou de « liberté intellectuelle ». Les libertés politique et intellectuelle n'existaient en effet plus, même sous forme de concept. Elles n'avaient donc nécessairement pas de nom. […]
 Une personne dont l'éducation aurait été faite en novlangue seulement, ne saurait pas davantage que égal avait un moment eu le sens secondaire de « politiquement égal » ou que « libre » avait un moment signifié « libre politiquement » que, par exemple, une personne qui n'aurait jamais entendu parler d'échecs ne connaîtrait le sens spécial attaché à « reine » et à « tour ». Il y aurait beaucoup de crimes et d'erreurs qu'il serait hors de son pouvoir de commettre, simplement parce qu'ils n'avaient pas de nom et étaient par conséquent inimaginables."
                                                                                           George Orwell, 1984, 1949 



"La musique a ceci de commun avec la poésie et l'amour, et même avec le devoir : elle n'est pas faite pour qu'on en parle, elle est faite pour qu'on en fasse ; elle n'est pas faite pour être dite, mais pour être « jouée »... Non, la musique n'a pas été inventée pour qu'on parle de musique ! N'est-ce pas la définition même du Bien ? Le Bien est fait pour être fait, non pas pour être dit ou connu ; et de même le mal est une manière de commettre l'acte plutôt qu'une chose sue..( )Le Dire est un Faire atrophié, avorté et un peu dégénéré : action en retrait ou simplement ébauchée, la parole est volontiers pharisienne et n'agit qu'indirectement..., sauf bien entendu en poésie, où c'est le dire lui-même qui est le faire ; le poète parle, mais ce ne sont pas des paroles pour dire, comme les paroles du Code civil : ce sont des paroles pour suggérer ou captiver, des paroles de charme ; la poésie est faite, immédiatement, pour faire le poème, et la poétique, qui est un faire avec exposant, pour réfléchir sur la poésie. La même différence sépare en musique le créateur et le théoricien. On parle trop, aujourd'hui, pour avoir musicalement quelque chose à dire ! Tels les philosophes, oubliant de philosopher, parlent de la philosophie du voisin..."

                                              Vladimir Jankélévitch, La Musique et l'Ineffable, 1961


"Il m'est arrivé maintes fois d'accompagner mon frère ou d'autres médecins chez quelque malade qui refusait une drogue ou ne voulait pas se laisser opérer par le fer et le feu, et là où les exhortations du médecin restaient vaines, moi je persuadais le malade, par le seul art de la rhétorique. Qu'un orateur et un médecin aillent ensemble dans la ville que tu voudras : si une discussion doit s'engager à l'assemblée du peuple ou dans une réunion quelconque pour décider lequel des deux sera élu comme médecin, j'affirme que le médecin n'existera pas et que l'orateur sera préféré si cela lui plaît.
    Il en serait de même en face de tout autre artisan : c'est l'orateur qui se ferait choisir plutôt que n'importe quel compétiteur ; car il n'est point de sujet sur lequel un homme qui sait la rhétorique ne puisse parler devant la foule d'une manière plus persuasive que l'homme de métier, quel qu'il soit. Voilà ce qu'est la rhétorique et ce qu'elle peut."
                                                                                               Platon, Gorgias, 456 a-c.
1 Or toute la terre avait le même langage et les mêmes mots. 2 Mais il arriva qu'étant partis du côté de l'Orient, ils trouvèrent une plaine dans le pays de Shinear, et ils y demeurèrent. 3 Et ils se dirent l'un à l'autre: Allons, faisons des briques, et cuisons-les au feu. Et la brique leur tint lieu de pierre, et le bitume leur tint lieu de mortier. 4 Et ils dirent: Allons, bâtissons-nous une ville et une tour, dont le sommet soit dans les cieux, et faisons-nous un nom, de peur que nous ne soyons dispersés sur la face de toute la terre. 5 Et l'Éternel descendit pour voir la ville et la tour qu'avaient bâties les fils des hommes. 6 Et l'Éternel dit: Voici, c'est un seul peuple, et ils ont tous le même langage, et voilà ce qu'ils commencent à faire; et maintenant rien ne les empêchera d'exécuter tout ce qu'ils ont projeté. 7 Allons, descendons, et confondons là leur langage, en sorte qu'ils n'entendent point le langage l'un de l'autre. 8 Et l'Éternel les dispersa de là sur la face de toute la terre, et ils cessèrent de bâtir la ville. 9 C'est pourquoi son nom fut appelé Babel (confusion); car l'Éternel y confondit le langage de toute la terre, et de là l'Éternel les dispersa sur toute la face de la terre.
                                                                                                                                                                    Genèse 11:1-9


“Sur ce dont on ne peut parler, il faut se taire”.

                                   Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus (1921)

miércoles, 9 de marzo de 2016

Unité 3 1º Bachibac La Société


















LA SOCIÉTÉ
























         I- LA SOCIÉTÉ, EST-ELLE NATURELLE, OU EST-ELLE UNE            CONSTRUCTION  ARTIFICIELLE?



            1- ARISTOTELa cité est un fait de nature.

     C’est pourquoi toute cité est un fait de nature, s’il est vrai que les premières communautés le sont elles-mêmes. Car la cité est la fin de celles-ci, et la nature d’une chose est sa fin, puisque ce qu’est chaque chose une fois qu’elle a atteint son complet développement, nous disons que c’est là la nature de la chose, aussi bien pour un homme, un cheval, ou une famille. En outre, la cause finale, la fin d’une chose, est son bien le meilleur, et la pleine suffisance est à la fois une fin et une excellent. Ces considérations montrent donc que la cité est au nombre des réalités qui existent naturellement et que l’homme est par nature un animal politique
     Aristote, La politique.

2- KANT: L’insociable sociabilité des hommes

      Le moyen dont se sert la nature pour mener à son terme le développement de toutes ses dispositions est leur antagonisme dans la société, dans la mesure où cet antagonisme finira pourtant par être la cause d’un ordre réglé par des lois. J’entends ici par antagonisme l’insociable sociabilité des hommes, c’est-à-dire leur penchant à entrer en société, lié toutefois à une opposition générale qui menace sans cesse de dissoudre cette société. Une telle disposition est très manifeste dans la nature humaine. L’homme a une inclination à s’associer, parce que dans un tel état il se sent plus qu’homme, c’est-à-dire qu’il sent le développement de ses dispositions naturelles. Mais il a aussi un grand penchant à se séparer ( s’isoler ); en effet, il trouve en même temps en lui l’insociabilité qui fait qu’il ne veut tout régler qu’à sa guise et il s’attend à provoquer surtout une opposition des autres, sachant bien qu’il incline lui-même à s’opposer à eux. Or, c’est cette opposition qui éveille toutes les forces de l’homme, qui le porte à vaincre son penchant à la paresse, et fait que, poussé par l’appétit des honneurs, de la domination et de la possession, il se taille une place parmi ses compagnons qu’il ne peut souffrir mais dont il ne peut se passer. (...)
C’est la détresse qui force l’homme, si épris par ailleurs de liberté sans frein, à entrer dans cet état de contrainte ; et, à vrai dire, c’est la plus grande des détresses, à savoir celle que les hommes s’infligent eux-mêmes les uns aux autres, leurs inclinations ne leur permettant pas de subsister longtemps les uns à côté des autres à l’état de liberté sauvage. Seulement, dans cet enclos que constitue l’association civile, ces mêmes inclinations produisent précisément par la suite le meilleur effet. Ainsi, dans une forêt, les arbres, justement parce que chacun essaie de ravir à l’autre l’air et le soleil, se contraignent réciproquement à chercher l’un et l’autre au-dessus d’eux, et par suite ils poussent beaux et droits, tandis que ceux qui lancent à leur gré leurs branches en liberté et à l’écart des autres poussent rabougris, tordus et courbés. Toute culture et tout art dont se pare l’humanité, ainsi que l’ordre social le plus beau, sont des fruits de l’insociabilité, qui est forcée par elle-même de se discipliner et de développer ainsi complètement par cet artifice imposé, les germes de la nature (...)  Sans cela, toutes les excellentes dispositions naturelles qui sont en l’humanité sommeilleraient éternellement sans se développer ».
      Emmanuel Kant   Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique (1784)


      3- HUME: L’insuffissance naturelle de l’homme comme cause de sociabilité.

     Il semble, à première vue, que de tous les animaux qui peuplent le globe terrestre, il n'y en ait pas un à l'égard duquel la nature ait usé de plus de cruauté qu'envers l'homme : elle l'a accablé de besoins et de nécessités innombrables et l'a doté de moyens insuffisants pour y subvenir. Chez les autres créatures, ces deux éléments se compensent l'un l'autre. Si nous regardons le lion en tant qu'animal carnivore et vorace, nous aurons tôt fait de découvrir qu'il est très nécessiteux, mais si nous tournons les yeux vers sa constitution et son tempérament, son agilité, son courage, ses armes et sa force, nous trouverons que ces avantages, sont proportionnés à ses besoins. Le mouton et le bœuf sont privés de tous ces avantages, mais leurs appétits sont modérés et leur nourriture est d'une prise facile. Il n'y a que chez l'homme que l'on peut observer à son plus haut degré d'achèvement cette conjonction de la faiblesse et du besoin. Non seulement la nourriture, nécessaire à sa subsistance, disparaît quand il la recherche et l'approche, ou, au mieux, requiert son labeur pour être produite, mais il faut qu'il possède vêtements et maison pour se défendre des dommages du climat : pourtant, à la considérer seulement en lui-même il n'est pourvu ni d'armes, ni de force, ni d'autres capacités naturelles qui puissent à quelque degré répondre à tant de besoins. Ce n'est que par la société qu'il est capable de suppléer à ses déficiences et de s'élever à une égalité avec les autres créatures, voire d'acquérir une supériorité sur elles par la société, toutes ses infirmités sont compensées et bien qu'en un tel état ses besoins se multiplient sans cesse, néanmoins ses capacités s'accroissent toujours plus et le laissent, à tous points de vue, plus satisfait et plus heureux qu'il ne pourrait jamais le devenir dans sa condition sauvage et solitaire.

     David Hume Traitée de la nature humaine 1740



     4- ROUSSEAU: Le Contrat d’association



     .Chapitre 1.6 Du pacte social
     Je suppose les hommes parvenus à ce point où les obstacles qui nuisent à leur conservation dans l’état de nature l’emportent, par leur résistance, sur les forces que chaque individu peut employer pour se maintenir dans cet état. Alors cet état primitif ne peut plus subsister ; et le genre humain périrait s’il ne changeait de manière d’être.
Or, comme les hommes ne peuvent engendrer de nouvelles forces, mais seulement unir et diriger celles qui existent, ils n’ont plus d’autre moyen, pour se conserver, que de former par agrégation une somme de forces qui puisse l’emporter sur la résistance, de les mettre en jeu par un seul mobile et de les faire agir de concert.
Cette somme de forces ne peut naître que du concours de plusieurs ; mais la force et la liberté de chaque homme étant les premiers instruments de sa conservation, comment les engagera-t-il sans se nuire et sans négliger les soins qu’il se doit ? Cette difficulté, ramenée à mon sujet, peut s’énoncer en ces termes :
« Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun, s’unissant à tous, n’obéisse pourtant qu’à lui-même, et reste aussi libre qu’auparavant. » Tel est le problème fondamental dont le Contrat social donne la solution. (...)
Les clauses de ce contrat se réduisent toutes à une seule, l’aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté : car, premièrement, chacun se donnant tout entier, la condition est égale pour tous ; et la condition étant égale pour tous, nul n’a intérêt de la rendre onéreuse aux autres (...)
Si donc on écarte du pacte social ce qui n’est pas de son essence, on trouvera qu’il se réduit aux termes suivants : « Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale ; et nous recevons encore chaque membre comme partie indivisible du tout. »
A l’instant, au lieu de la personne particulière de chaque contractant, cet acte d’association produit un corps moral et collectif, composé d’autant de membres que l’assemblée a de voix, lequel reçoit de ce même acte son unité, son moi commun, sa vie et sa volonté. Cette personne publique, qui se forme ainsi par l’union de toutes les autres, prenait autrefois le nom de cité (a), et prend maintenant celui de république ou de corps politique, lequel est appelé par ses membres État quand il est passif, souverain quand il est actif, puissance en le comparant à ses semblables. À l’égard des associés, ils prennent collectivement le nom de peuple, et s’appellent en particulier citoyens, comme participant à l’autorité souveraine, et sujets, comme soumis aux lois de l’État. Mais ces termes se confondent souvent et se prennent l’un pour l’autre ; il suffit de les savoir distinguer quand ils sont employés dans toute leur précision.
     Jean-Jacques Rousseau “Du contrat social ou Principes du droit politique       1762


     5- HOBBES: Le Pacte d’association
     La cause finale, le but, le dessein, que poursuivirent les hommes, eux qui par nature aiment la liberté‚ et l'empire exercé‚ sur autrui, lorsqu'ils se sont imposé‚ des restrictions au sein desquelles on les voit vivre dans les Républiques, c'est le souci de pourvoir à leur propre préservation et de vivre plus heureusement par ce moyen: autrement dit, de s'arracher à ce misérable état de guerre qui est, je l'ai montre, la conséquence nécessaire des passions naturelles des hommes, quand il n'existe pas de pouvoir visible pour les tenir en respect, et de les lier, par la crainte des châtiments, tant à l'exécution de leurs conventionsqu'à l'observation des lois de nature.
La seule façon d'ériger un tel pouvoir commun, apte à défendre les gens de l'attaque des étrangers, et des torts qu'ils pourraient se faire les uns aux autres, et ainsi à les protéger de telle sorte que par leur industrie et par les productions de la terre, ils puissent se nourrir et vivre satisfaits, c'est de confier tout leur pouvoir et toute leur force a un seul homme, ou à une seule assemblée qui puisse réduire toutes leurs volontés, par la règle de la majorité‚ en une seule volonté‚. Cela revient à dire: désigner un homme, ou une assemblé‚ pour assumer leur personnalité‚ et que chacun s'avoue et se reconnaisse comme l'auteur de tout ce qu'aura fait ou fait faire, quant aux choses qui concernent la paix et la sécurité‚ commune, celui qui a ainsi assumé‚ leur personnalité, que chacun par conséquent soumette sa volonté‚ et son jugement à la volonté‚ et au jugement de cet homme ou de cette assemblée. Cela va plus loin que le consensus, ou concorde: il s'agit d'une unité réelle de tous en une seule et même personne, unité réalisée par une convention de chacun avec chacun passe de telle sorte que c'est comme si chacun disait à chacun: j'autorise cet homme ou cette assemblée, et je lui abandonne mon droit de me gouver-
ner moi-même, a cette condition que tu lui abandonnes ton droit et que tu autorises toutes ses actions de la même manière. Cela fait, ta multitude ainsi unie en une seule personne est appelée une REPUBLIQUE, en latin CIVITAS. Telle est la génération de ce grand LEVIATHAN, ou plutôt pour en parler avec plus de révérence, de ce dieu mortel, auquel nous devons, sous le Dieu immortel, notre paix et notre protection.
     T. Hobbes, Léviathan 1651






           

II- QUEL EST LE FONDEMENT DU LIEN SOCIAL?




            1- NIETZSCHE: Le plaisir partagé fondement de l’nstinct social


     Par ses rapports avec d’autres hommes, l’homme acquiert une nouvelle espèce de plaisir, qui s’ajoute aux sentiments de plaisir qu’il tire de lui-même ; par là il étend considérablement le domaine du plaisir en général. Peut-être bien des éléments qui rentrent dans ce genre lui sont-ils venus par héritage des animaux, lesquels éprouvent évidemment du plaisir quand ils jouent ensemble, par exemple là mère avec ses petits. D’autre part, qu’on réfléchisse aux rapports sexuels, qui font que toute femme presque paraît intéressante à tout homme en vue du plaisir, et réciproquement. Le sentiment de plaisir fondé sur les rapports humains fait en général l’homme meilleur ; la joie commune, le plaisir pris ensemble sont accrus ; ils donnent à l’individu de la sécurité, le rendent de meilleure humeur, dissolvent la méfiance, l’envie ; car on se sent mieux soi-même et l’on voit les autres se sentir mieux pareillement. Les manifestations de plaisir similaires éveillent l’image de la sympathie, le sentiment d’être des semblables : c’est ce que font aussi les souffrances communes, les mêmes orages, les mêmes dangers, les mêmes ennemis. C’est là-dessus sans doute que se fonde la plus ancienne association : elle a le sens d’une délivrance et d’une protection commune contre un déplaisir qui menace, au profit de chaque individu. Et de cette façon l’instinct social naît du plaisir.

     Friedrich Nietzche. Humain, trop humain 1878





     2-ARISTOTELe fondement de la société est l’amitié


     En toute communauté, on trouve, semble-t-il, quelque forme de justice et aussi d’amitié coextensive : aussi les hommes appellent-ils du nom d’amis leurs compagnons de navigation et leurs compagnons d’armes, ainsi que ceux qui leur sont associés dans les autres genres de communauté. Et l’étendue de leur association est la mesure de l’étendue de leur amitié, car elle détermine aussi l’étendue de leurs droits En outre, le proverbe ce que possèdent des amis est commun est bien exact, car c’est dans une mise en commun que consiste l’amitié (... )

Mais toutes les communautés ne sont, pour ainsi dire, que des fractions de la communauté politique. On se réunit, par exemple, pour voyager ensemble en vue de s’assurer quelque avantage déterminé, et de se procurer quelqu’une des choses nécessaires à la vie et c’est aussi en vue de l’avantage de ses membres pense-t-on généralement, que la communauté poli tique s’est constituée à l’origine et continue à se maintenir. Et cette utilité commune est le but visé par les législateurs, qui appellent juste ce qui est à l’avantage de tous (...)

Pour chaque forme de constitution on voit apparaître une amitié, laquelle est coextensive aussi aux rapports de justice. L’affection d’un roi pour ses sujets réside dans une supériorité de bienfaisance car un roi fait du bien à ses sujets si, étant lui-même bon, il prend soin d’eux en vue d’assurer leur prospérité, comme un berger le fait pour son troupeau. (...)

Par suite encore, tandis que dans les tyrannies l’amitié et la justice ne jouent qu’un faible rôle, dans les démocraties au contraire leur importance est extrême : car il y a beaucoup de choses communes là où les citoyens sont égaux.

     Aristote. Éthique à Nicomaque. (IVº s. av. J.-C.)






2-STUART -MILL: L’identification de l’intérêt propre avec l’intérêt d’autres


Une société d’être humains, à l’exception de la relation entre maître et esclave, n’est manifestement réalisable que si les intérêts de tous doivent être consultés. Une société entre des égaux ne peut exister que s’il est entendu que les intérêts de tous seront considérés de la même façon.(...)
Ils sont dans la nécessité de se concevoir du moins comme s’abstenant des plus graves préjudices (ne serait-ce que pour leur propre protection) et comme vivant dans un état de constante protestation contre de tels préjudices. Ils se familiarisent aussi avec le fait de coopérer avec les autres et de se proposer comme but de leurs actions un intérêt collectif et non un intérêt individuel. (...)
Non seulement tout renforcement des liens sociaux et toute croissance saine de la société donnent à chaque individu un intérêt personnel plus fort à tenir compte dans la pratique du bien-être d’autrui mais ils le conduisent aussi à concilier de plus en plus ses sentiments avec le bien d’autrui ou du moins à en tenir davantage compte dans la pratique. L’individu en vient, comme instinctivement, à se penser lui-même comme un être pour qui il va de soi de se soucier d’autrui. (...)
Le bien d’autrui devient une chose qui lui est attachée naturellement et nécessairement, comme l’une des conditions physiques de notre existence. Quelle que soit l’importance de ce sentiment chez lui, il est poussé à en faire la démonstration par les plus forts motifs de l’intérêt et de la sympathie et à faire tout ce qui est en son pouvoir pour l’encourager chez autrui. Même s’il ne possède pas ce sentiment, il est aussi grandement intéressé que toute autre personne par le fait que d’autres le possèdent. Par conséquent, les plus petits germes du sentiment sont recueillis et nourris par la contagion de la sympathie et par les influences de l’éducation, et, à l’appui, une toile entière d’associations se tisse par l’action puissante des sanctions extérieures.
John Stuart Mill  L’utilitarisme 1861






            III- QUELS SONT LES RAPPORTS ENTRE LA SOCIÉTÉ ET L’ÉTAT?


            1- LOCKE: Une société se constitue par délégation du pouvoir d’appliquer ses                                               propres règles


     En conséquence, toutes les fois que des hommes, en nombre quelconque, s’unissent en une même société, si bien que chacun renonce au pouvoir exécutif qu’il tient du droit naturel et le confie au public, il y a là, et là seulement, une société politique ou civile. Cela se produit toutes les fois que des hommes qui sont dans l’état de nature, en nombre quelconque, entrent en société, pour faire d’un même peuple un corps politique unique sous un seul gouvernement suprême  : ou toutes les fois qu’un individu se joint et s’incorpore à n’importe quel gouvernement déjà établi. Par là, il autorise la société dont il s’agit, ou son corps législatif, ce qui revient au même, à faire des lois pour son compte, selon que le bien public de la société l’exige, et à requérir son assistance pour les faire exécuter, comme autant de décrets dont il serait lui-même l’auteur. Les hommes passent ainsi de l’état de nature dans celui de la société politique, quand on institue, ici-bas, un juge compétent pour statuer sur tous les litiges et pour redresser les torts dont viendrait à souffrir un membre quelconque de la république  ; ce juge, c’est le législatif, ou les magistrats qu’il a nommés. Partout où il y a des hommes qui ne peuvent pas recourir à la décision d’un tel pouvoir, quel que soit leur nombre, quels que soient les liens qui les unissent, ils restent toujours dans l’état de nature.

            John Locke, Second traité de gouvernement civil (1690)







3- RAWLS: Le conflit entre liberté et égalité

     Il existe un profond désaccord sur la manière de réaliser le mieux possible les valeurs de la liberté et de l'égalité dans la structure de base de la société. Pour simplifier, disons que ce conflit, intérieur à la tradition de la pensée démocratique elle-même, est celui qui existe entre la tradition de Locke qui donne plus d'importance à ce que Benjamin Constant appelle  “la liberté des modernes”, c'est-à-dire la liberté de pensée et de conscience, certains droits de base de la personne et de propriété, et celle de Rousseau qui met l'accent sur la “liberté des anciens”, c'est-à-dire l'égalité des libertés politiques et les valeurs de la vie publique. Ce contraste est, bien entendu, grossier et historiquement inexact, mais il peut servir à fixer les idées.

La théorie de la justice comme équité essaie d'arbitrer entre ces traditions concurrentes, tout d'abord en proposant deux principes de justice pour servir de guides dans la réalisation par les institutions de base des valeurs de la liberté et de l'égalité, et ensuite en définissant un point de vue d'après lequel ces principes apparaissent plus appropriés que d'autres à la nature des citoyens d'une démocratie, si on les considère comme des personnes libres et égales(...) Une certaine organisation de la structure de base, certaines formes institutionnelles sont mieux faites pour réaliser les valeurs de la liberté et de l'égalité quand les citoyens sont considérés comme des personnes libres et égales,  c'est-à-dire comme doués d'une personnalité morale qui leur permet de participer à une société envisagée comme un système de coopération équitable en vue de l'avantage mutuel. Ces deux principes de justice s'énoncent donc de la façon suivante :

1. Chaque personne a un droit égal à un système pleinement adéquat de libertés et de droits de base égaux pour tous, compatible avec un même système pour tous.

2. Les inégalités sociales et économiques doivent remplir deux conditions : en premier lieu, elles doivent être attachées à des fonctions et à des positions ouvertes à tous dans des conditions de juste (fair) égalité des chances; et, en second lieu, elles doivent être au plus grand avantage des membres les plus défavorisés de la société .

            John Rawls “La Théorie de la justice comme équité”   1971



            4- TOCQUEVILLE: “Quelle espèce de despotisme les nations démocratiques ont à                                            craindre”


     Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde: je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d'eux, retiré à l'écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres: ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l'espèce humaine; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d'eux, mais il ne les voit pas; il les touche et ne les sent point; il n'existe qu'en lui-même et pour lui seul, et s'il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu'il n'a plus de patrie.
Au-dessus de ceux-la s'élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d'assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l'âge viril; mais il ne cherche, au contraire, qu'à les fixer irrévocablement dans l'enfance; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu'ils ne songent qu'à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur; mais il veut en être l'unique agent et le seul arbitre; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre?
C'est ainsi que tous les jours il rend moins utile et plus rare l'emploi du libre arbitre; qu'il renferme l'action de la volonté dans un plus petit espace, et dérobe peu a peu chaque citoyen jusqu'à l'usage de lui-même. (...)
Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu, et l'avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur la société tout entière; il en couvre la surface d'un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient se faire jour pour dépasser la foule; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige; il force rarement d'agir, mais il s'oppose sans cesse à ce qu'on agisse; il ne détruit point, il empêche de naître; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation a n'être plus qu'un troupeau d'animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger.

            Alexis de Tocqueville “De la démocracie en Amérique” 1840