LA SOCIÉTÉ
I- LA SOCIÉTÉ, EST-ELLE NATURELLE, OU
EST-ELLE UNE CONSTRUCTION
ARTIFICIELLE?
1- ARISTOTE: La cité est un fait de nature.
C’est pourquoi
toute cité est un fait de nature, s’il est vrai que les premières communautés
le sont elles-mêmes. Car la cité est la fin de celles-ci, et la nature d’une
chose est sa fin, puisque ce qu’est chaque chose une fois qu’elle a atteint son
complet développement, nous disons que c’est là la nature de la chose, aussi
bien pour un homme, un cheval, ou une famille. En outre, la cause finale, la
fin d’une chose, est son bien le meilleur, et la pleine suffisance est à la
fois une fin et une excellent. Ces considérations montrent donc que la cité est
au nombre des réalités qui existent naturellement et que l’homme est par nature
un animal politique
Aristote, La
politique.
2- KANT: L’insociable sociabilité des hommes
Le moyen dont se sert la nature pour mener à son terme le développement de
toutes ses dispositions est leur antagonisme dans la société, dans la mesure où
cet antagonisme finira pourtant par être la cause d’un ordre réglé par des
lois. J’entends ici par antagonisme l’insociable sociabilité des hommes,
c’est-à-dire leur penchant à entrer en société, lié toutefois à une opposition
générale qui menace sans cesse de dissoudre cette société. Une telle
disposition est très manifeste dans la nature humaine. L’homme a une
inclination à s’associer, parce que dans un tel état il se sent plus qu’homme,
c’est-à-dire qu’il sent le développement de ses dispositions naturelles. Mais
il a aussi un grand penchant à se séparer ( s’isoler ); en effet, il trouve en
même temps en lui l’insociabilité qui fait qu’il ne veut tout régler qu’à sa
guise et il s’attend à provoquer surtout une opposition des autres, sachant
bien qu’il incline lui-même à s’opposer à eux. Or, c’est cette opposition qui
éveille toutes les forces de l’homme, qui le porte à vaincre son penchant à la
paresse, et fait que, poussé par l’appétit des honneurs, de la domination et de
la possession, il se taille une place parmi ses compagnons qu’il ne peut
souffrir mais dont il ne peut se passer. (...)
C’est la détresse qui force l’homme, si épris par
ailleurs de liberté sans frein, à entrer dans cet état de contrainte ; et,
à vrai dire, c’est la plus grande des détresses, à savoir celle que les hommes
s’infligent eux-mêmes les uns aux autres, leurs inclinations ne leur permettant
pas de subsister longtemps les uns à côté des autres à l’état de liberté
sauvage. Seulement, dans cet enclos que constitue l’association civile, ces
mêmes inclinations produisent précisément par la suite le meilleur effet.
Ainsi, dans une forêt, les arbres, justement parce que chacun essaie de ravir à
l’autre l’air et le soleil, se contraignent réciproquement à chercher l’un et
l’autre au-dessus d’eux, et par suite ils poussent beaux et droits, tandis que
ceux qui lancent à leur gré leurs branches en liberté et à l’écart des autres
poussent rabougris, tordus et courbés. Toute culture et tout art dont se pare
l’humanité, ainsi que l’ordre social le plus beau, sont des fruits de
l’insociabilité, qui est forcée par elle-même de se discipliner et de
développer ainsi complètement par cet artifice imposé, les germes de la nature
(...) Sans cela, toutes les excellentes
dispositions naturelles qui sont en l’humanité sommeilleraient éternellement
sans se développer ».
Emmanuel
Kant Idée d’une histoire
universelle d’un point de vue cosmopolitique (1784)
3- HUME: L’insuffissance naturelle de l’homme comme cause de sociabilité.
Il semble, à première vue, que de tous les
animaux qui peuplent le globe terrestre, il n'y en ait pas un à l'égard duquel
la nature ait usé de plus de cruauté qu'envers l'homme : elle l'a accablé de
besoins et de nécessités innombrables et l'a doté de moyens insuffisants pour y
subvenir. Chez les autres créatures, ces deux éléments se compensent l'un
l'autre. Si nous regardons le lion en tant qu'animal carnivore et vorace, nous
aurons tôt fait de découvrir qu'il est très nécessiteux, mais si nous tournons
les yeux vers sa constitution et son tempérament, son agilité, son courage, ses
armes et sa force, nous trouverons que ces avantages, sont proportionnés à ses
besoins. Le mouton et le bœuf sont privés de tous ces avantages, mais leurs
appétits sont modérés et leur nourriture est d'une prise facile. Il n'y a que
chez l'homme que l'on peut observer à son plus haut degré d'achèvement cette
conjonction de la faiblesse et du besoin. Non seulement la nourriture,
nécessaire à sa subsistance, disparaît quand il la recherche et l'approche, ou,
au mieux, requiert son labeur pour être produite, mais il faut qu'il possède
vêtements et maison pour se défendre des dommages du climat : pourtant, à la
considérer seulement en lui-même il n'est pourvu ni d'armes, ni de force, ni
d'autres capacités naturelles qui puissent à quelque degré répondre à tant de
besoins. Ce n'est que par la société qu'il est capable de suppléer à ses
déficiences et de s'élever à une égalité avec les autres créatures, voire
d'acquérir une supériorité sur elles par la société, toutes ses infirmités sont
compensées et bien qu'en un tel état ses besoins se multiplient sans cesse,
néanmoins ses capacités s'accroissent toujours plus et le laissent, à tous
points de vue, plus satisfait et plus heureux qu'il ne pourrait jamais le
devenir dans sa condition sauvage et solitaire.
David Hume Traitée de la nature humaine
1740
4- ROUSSEAU:
Le Contrat d’association
.Chapitre 1.6 Du pacte social
Je suppose les hommes parvenus à ce point
où les obstacles qui nuisent à leur conservation dans l’état de nature
l’emportent, par leur résistance, sur les forces que chaque individu peut
employer pour se maintenir dans cet état. Alors cet état primitif ne peut plus
subsister ; et le genre humain périrait s’il ne changeait de manière
d’être.
Or,
comme les hommes ne peuvent engendrer de nouvelles forces, mais seulement unir
et diriger celles qui existent, ils n’ont plus d’autre moyen, pour se
conserver, que de former par agrégation une somme de forces qui puisse
l’emporter sur la résistance, de les mettre en jeu par un seul mobile et de les
faire agir de concert.
Cette
somme de forces ne peut naître que du concours de plusieurs ; mais la
force et la liberté de chaque homme étant les premiers instruments de sa
conservation, comment les engagera-t-il sans se nuire et sans négliger les
soins qu’il se doit ? Cette difficulté, ramenée à mon sujet, peut
s’énoncer en ces termes :
« Trouver
une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la
personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun, s’unissant à
tous, n’obéisse pourtant qu’à lui-même, et reste aussi libre
qu’auparavant. » Tel est le problème fondamental dont le Contrat social
donne la solution. (...)
Les
clauses de ce contrat se réduisent toutes à une seule, l’aliénation totale de
chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté : car,
premièrement, chacun se donnant tout entier, la condition est égale pour
tous ; et la condition étant égale pour tous, nul n’a intérêt de la rendre
onéreuse aux autres (...)
Si
donc on écarte du pacte social ce qui n’est pas de son essence, on trouvera
qu’il se réduit aux termes suivants : « Chacun de nous met en commun
sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté
générale ; et nous recevons encore chaque membre comme partie indivisible
du tout. »
A
l’instant, au lieu de la personne particulière de chaque contractant, cet acte
d’association produit un corps moral et collectif, composé d’autant de membres
que l’assemblée a de voix, lequel reçoit de ce même acte son unité, son moi
commun, sa vie et sa volonté. Cette personne publique, qui se forme ainsi par
l’union de toutes les autres, prenait autrefois le nom de cité (a), et prend
maintenant celui de république ou de corps politique, lequel est appelé par ses
membres État quand il est passif, souverain quand il est actif, puissance en le
comparant à ses semblables. À l’égard des associés, ils prennent collectivement
le nom de peuple, et s’appellent en particulier citoyens, comme participant à
l’autorité souveraine, et sujets, comme soumis aux lois de l’État. Mais ces
termes se confondent souvent et se prennent l’un pour l’autre ; il suffit
de les savoir distinguer quand ils sont employés dans toute leur précision.
Jean-Jacques Rousseau “Du contrat social ou
Principes du droit politique 1762
5- HOBBES:
Le Pacte d’association
La cause finale, le but, le dessein, que
poursuivirent les hommes, eux qui par nature aiment la liberté‚ et l'empire
exercé‚ sur autrui, lorsqu'ils se sont imposé‚ des restrictions au sein
desquelles on les voit vivre dans les Républiques, c'est le souci de pourvoir à
leur propre préservation et de vivre plus heureusement par ce moyen: autrement
dit, de s'arracher à ce misérable état de guerre qui est, je l'ai montre, la
conséquence nécessaire des passions naturelles des hommes, quand il n'existe
pas de pouvoir visible pour les tenir en respect, et de les lier, par la
crainte des châtiments, tant à l'exécution de leurs conventionsqu'à
l'observation des lois de nature.
La
seule façon d'ériger un tel pouvoir commun, apte à défendre les gens de
l'attaque des étrangers, et des torts qu'ils pourraient se faire les uns aux
autres, et ainsi à les protéger de telle sorte que par leur industrie et par
les productions de la terre, ils puissent se nourrir et vivre satisfaits, c'est
de confier tout leur pouvoir et toute leur force a un seul homme, ou à une
seule assemblée qui puisse réduire toutes leurs volontés, par la règle de la
majorité‚ en une seule volonté‚. Cela revient à dire: désigner un homme, ou une
assemblé‚ pour assumer leur personnalité‚ et que chacun s'avoue et se
reconnaisse comme l'auteur de tout ce qu'aura fait ou fait faire, quant aux
choses qui concernent la paix et la sécurité‚ commune, celui qui a ainsi
assumé‚ leur personnalité, que chacun par conséquent soumette sa volonté‚ et
son jugement à la volonté‚ et au jugement de cet homme ou de cette assemblée.
Cela va plus loin que le consensus, ou concorde: il s'agit d'une unité réelle
de tous en une seule et même personne, unité réalisée par une convention de
chacun avec chacun passe de telle sorte que c'est comme si chacun disait à
chacun: j'autorise cet homme ou cette assemblée, et je lui abandonne mon droit
de me gouver-
ner
moi-même, a cette condition que tu lui abandonnes ton droit et que tu autorises
toutes ses actions de la même manière. Cela fait, ta multitude ainsi unie en
une seule personne est appelée une REPUBLIQUE, en latin CIVITAS. Telle est la
génération de ce grand LEVIATHAN, ou plutôt pour en parler avec plus de
révérence, de ce dieu mortel, auquel nous devons, sous le Dieu immortel, notre
paix et notre protection.
T. Hobbes, Léviathan 1651
II-
QUEL EST LE FONDEMENT DU LIEN SOCIAL?
1- NIETZSCHE: Le plaisir partagé
fondement de l’nstinct social
Par ses rapports avec d’autres hommes,
l’homme acquiert une nouvelle espèce de plaisir,
qui s’ajoute aux sentiments de plaisir
qu’il tire de lui-même ; par là il étend considérablement le domaine du
plaisir en général. Peut-être bien des éléments qui rentrent dans ce genre lui
sont-ils venus par héritage des animaux, lesquels éprouvent évidemment du
plaisir quand ils jouent ensemble, par exemple là mère avec ses petits. D’autre
part, qu’on réfléchisse aux rapports sexuels, qui font que toute femme presque
paraît intéressante à tout homme en vue du plaisir, et réciproquement. Le
sentiment de plaisir fondé sur les rapports humains fait en général l’homme
meilleur ; la joie commune, le plaisir pris ensemble sont accrus ;
ils donnent à l’individu de la sécurité, le rendent de meilleure humeur,
dissolvent la méfiance, l’envie ; car on se sent mieux soi-même et l’on
voit les autres se sentir mieux pareillement. Les manifestations de plaisir similaires éveillent l’image de la
sympathie, le sentiment d’être des semblables : c’est ce que font aussi
les souffrances communes, les mêmes orages, les mêmes dangers, les mêmes
ennemis. C’est là-dessus sans doute que se fonde la plus ancienne association :
elle a le sens d’une délivrance et d’une protection commune contre un déplaisir
qui menace, au profit de chaque individu. Et de cette façon l’instinct social
naît du plaisir.
Friedrich Nietzche. Humain, trop humain
1878
2-ARISTOTE: Le
fondement de la société est l’amitié
En toute communauté, on trouve,
semble-t-il, quelque forme de justice et aussi d’amitié coextensive :
aussi les hommes appellent-ils du nom d’amis leurs compagnons de navigation et
leurs compagnons d’armes, ainsi que ceux qui leur sont associés dans les autres
genres de communauté. Et l’étendue de leur association est la mesure de
l’étendue de leur amitié, car elle détermine aussi l’étendue de leurs droits En
outre, le proverbe ce que possèdent des amis est commun est bien exact, car c’est
dans une mise en commun que consiste l’amitié (... )
Mais
toutes les communautés ne sont, pour ainsi dire, que des fractions de la
communauté politique. On se réunit, par exemple, pour voyager ensemble en vue
de s’assurer quelque avantage déterminé, et de se procurer quelqu’une des
choses nécessaires à la vie et c’est aussi en vue de l’avantage de ses membres
pense-t-on généralement, que la communauté poli tique s’est constituée à
l’origine et continue à se maintenir. Et cette utilité commune est le but visé
par les législateurs, qui appellent juste ce qui est à l’avantage de tous (...)
Pour
chaque forme de constitution on voit apparaître une amitié, laquelle est
coextensive aussi aux rapports de justice. L’affection d’un roi pour ses sujets
réside dans une supériorité de bienfaisance car un roi fait du bien à ses
sujets si, étant lui-même bon, il prend soin d’eux en vue d’assurer leur
prospérité, comme un berger le fait pour son troupeau. (...)
Par
suite encore, tandis que dans les tyrannies l’amitié et la justice ne jouent
qu’un faible rôle, dans les démocraties au contraire leur importance est
extrême : car il y a beaucoup de choses communes là où les citoyens sont
égaux.
Aristote. Éthique à Nicomaque. (IVº s. av.
J.-C.)
2-STUART -MILL: L’identification de l’intérêt propre avec l’intérêt d’autres
Une société d’être humains, à
l’exception de la relation entre maître et esclave, n’est manifestement
réalisable que si les intérêts de tous doivent être consultés. Une société
entre des égaux ne peut exister que s’il est entendu que les intérêts de tous
seront considérés de la même façon.(...)
Ils sont dans la nécessité de se
concevoir du moins comme s’abstenant des plus graves préjudices (ne serait-ce
que pour leur propre protection) et comme vivant dans un état de constante
protestation contre de tels préjudices. Ils se familiarisent aussi avec le fait
de coopérer avec les autres et de se proposer comme but de leurs actions un
intérêt collectif et non un intérêt individuel. (...)
Non seulement tout renforcement des
liens sociaux et toute croissance saine de la société donnent à chaque individu
un intérêt personnel plus fort à tenir compte dans la pratique du bien-être
d’autrui mais ils le conduisent aussi à concilier de plus en plus ses
sentiments avec le bien d’autrui ou du moins à en tenir davantage compte dans
la pratique. L’individu en vient, comme instinctivement, à se penser lui-même
comme un être pour qui il va de soi de se soucier d’autrui. (...)
Le bien d’autrui devient une chose qui
lui est attachée naturellement et nécessairement, comme l’une des conditions
physiques de notre existence. Quelle que soit l’importance de ce sentiment chez
lui, il est poussé à en faire la démonstration par les plus forts motifs de
l’intérêt et de la sympathie et à faire tout ce qui est en son pouvoir pour
l’encourager chez autrui. Même s’il ne possède pas ce sentiment, il est aussi
grandement intéressé que toute autre personne par le fait que d’autres le
possèdent. Par conséquent, les plus petits germes du sentiment sont recueillis
et nourris par la contagion de la sympathie et par les influences de
l’éducation, et, à l’appui, une toile entière d’associations se tisse par
l’action puissante des sanctions extérieures.
John Stuart Mill L’utilitarisme 1861
III- QUELS SONT LES
RAPPORTS ENTRE LA SOCIÉTÉ ET L’ÉTAT?
1- LOCKE: Une société se
constitue par délégation du pouvoir d’appliquer ses propres règles
En conséquence, toutes les fois que des
hommes, en nombre quelconque, s’unissent en une même société, si bien que
chacun renonce au pouvoir exécutif qu’il tient du droit naturel et le confie au
public, il y a là, et là seulement, une société politique ou civile. Cela se
produit toutes les fois que des hommes qui sont dans l’état de nature, en
nombre quelconque, entrent en société, pour faire d’un même peuple un corps
politique unique sous un seul gouvernement suprême : ou toutes les fois
qu’un individu se joint et s’incorpore à n’importe quel gouvernement déjà
établi. Par là, il autorise la société dont il s’agit, ou son corps législatif,
ce qui revient au même, à faire des lois pour son compte, selon que le bien
public de la société l’exige, et à requérir son assistance pour les faire
exécuter, comme autant de décrets dont il serait lui-même l’auteur. Les hommes
passent ainsi de l’état de nature dans celui de la société politique, quand on
institue, ici-bas, un juge compétent pour statuer sur tous les litiges et pour
redresser les torts dont viendrait à souffrir un membre quelconque de la
république ; ce juge, c’est le législatif, ou les magistrats qu’il a
nommés. Partout où il y a des hommes qui ne peuvent pas recourir à la décision
d’un tel pouvoir, quel que soit leur nombre, quels que soient les liens qui les
unissent, ils restent toujours dans l’état de nature.
John Locke, Second traité de
gouvernement civil (1690)
3- RAWLS: Le conflit entre liberté et égalité
Il existe un profond désaccord sur la
manière de réaliser le mieux possible les valeurs de la liberté et de l'égalité
dans la structure de base de la société. Pour simplifier, disons que ce
conflit, intérieur à la tradition de la pensée démocratique elle-même, est
celui qui existe entre la tradition de Locke qui donne plus d'importance à ce
que Benjamin Constant appelle “la
liberté des modernes”, c'est-à-dire la liberté de pensée et de conscience,
certains droits de base de la personne et de propriété, et celle de Rousseau
qui met l'accent sur la “liberté des anciens”, c'est-à-dire l'égalité des
libertés politiques et les valeurs de la vie publique. Ce contraste est, bien
entendu, grossier et historiquement inexact, mais il peut servir à fixer les
idées.
La
théorie de la justice comme équité essaie d'arbitrer entre ces traditions
concurrentes, tout d'abord en proposant deux principes de justice pour servir
de guides dans la réalisation par les institutions de base des valeurs de la
liberté et de l'égalité, et ensuite en définissant un point de vue d'après
lequel ces principes apparaissent plus appropriés que d'autres à la nature des
citoyens d'une démocratie, si on les considère comme des personnes libres et
égales(...) Une certaine organisation de la structure de base, certaines formes
institutionnelles sont mieux faites pour réaliser les valeurs de la liberté et
de l'égalité quand les citoyens sont considérés comme des personnes libres et
égales, c'est-à-dire comme doués d'une
personnalité morale qui leur permet de participer à une société envisagée comme
un système de coopération équitable en vue de l'avantage mutuel. Ces deux
principes de justice s'énoncent donc de la façon suivante :
1. Chaque personne a un droit égal à un
système pleinement adéquat de libertés et de droits de base égaux pour tous,
compatible avec un même système pour tous.
2. Les inégalités sociales et
économiques doivent remplir deux conditions : en premier lieu, elles doivent
être attachées à des fonctions et à des positions ouvertes à tous dans des
conditions de juste (fair) égalité des chances; et, en second lieu, elles
doivent être au plus grand avantage des membres les plus défavorisés de la
société .
John Rawls “La Théorie de la justice
comme équité” 1971
4- TOCQUEVILLE: “Quelle espèce
de despotisme les nations démocratiques ont à craindre”
Je veux
imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le
monde: je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent
sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont
ils emplissent leur âme. Chacun d'eux, retiré à l'écart, est comme étranger à
la destinée de tous les autres: ses enfants et ses amis particuliers forment
pour lui toute l'espèce humaine; quant au demeurant de ses concitoyens, il est
à côté d'eux, mais il ne les voit pas; il les touche et ne les sent point; il
n'existe qu'en lui-même et pour lui seul, et s'il lui reste encore une famille,
on peut dire du moins qu'il n'a plus de patrie.
Au-dessus de ceux-la s'élève un pouvoir immense et
tutélaire, qui se charge seul d'assurer leur jouissance et de veiller sur leur
sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à
la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les
hommes à l'âge viril; mais il ne cherche, au contraire, qu'à les fixer irrévocablement
dans l'enfance; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu'ils ne
songent qu'à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur; mais il veut
en être l'unique agent et le seul arbitre; il pourvoit à leur sécurité, prévoit
et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales
affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs
héritages; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la
peine de vivre?
C'est ainsi que tous les jours il rend moins utile et
plus rare l'emploi du libre arbitre; qu'il renferme l'action de la volonté dans
un plus petit espace, et dérobe peu a peu chaque citoyen jusqu'à l'usage de
lui-même. (...)
Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes
mains chaque individu, et l'avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras
sur la société tout entière; il en couvre la surface d'un réseau de petites
règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits
les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient se faire jour
pour dépasser la foule; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les
plie et les dirige; il force rarement d'agir, mais il s'oppose sans cesse à ce
qu'on agisse; il ne détruit point, il empêche de naître; il ne tyrannise point,
il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin
chaque nation a n'être plus qu'un troupeau d'animaux timides et industrieux,
dont le gouvernement est le berger.
Alexis de Tocqueville “De la démocracie
en Amérique” 1840
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