I -
QU’EST-CE QUE LA
LIBERTÉ ?
Est libre ce qui est cause de soi. Ce qui n'est
donc pas pour soi cause d'action n'est pas libre dans son agir. Or les êtres
qui ne se meuvent ou n'agissent que par le mouvement d'un autre, ne sont pas
pour eux-mêmes cause d'activité. Et donc les seuls êtres qui se meuvent
eux-mêmes sont libres dans leur action. Eux seuls agissent par jugement, car ce
qui se meut soi-même se distingue en moteur et mobile, le moteur étant
l'appétit mû par l'intellect, l'imagination ou le sens, auxquels il appartient
de juger. Parmi tous ces êtres, ceux-là seuls jugent donc librement qui se
meuvent dans l'acte du jugement.(....)Et donc, les animaux dénués de raison
sont, d'une certaine manière, de
mouvement ou, d'action libre, mais non de
jugement libre; les êtres inanimés qui ne sont mus que par d'autres, ne
sont même pas libres d'action ou de mouvement; quant aux êtres doués
d'intelligence, ils sont libres non seulement d'action mais de jugement ce qui signifie qu'ils
possèdent le libre arbitre.
Certains êtres manquent de la liberté du jugement, ou bien parce
qu'ils n'ont aucun jugement, comme ceux qui sont dénués de connaissance: les
pierres, les plantes; ou bien parce que leur jugement est déterminé à un seul
objet, comme les animaux sans raison: c'est par une estimation de nature que la
brebis juge que le loup lui est ennemi, et ce jugement la décide à fuir; et de
même pour les autres choses. Donc, tout être qui possède un jugement pratique
non déterminé à un seul parti par la nature est nécessairement doué de libre
arbitre. Or tels sont tous les êtres intellectuels. Car l'intellect
n'appréhende pas seulement tel ou tel bien, mais le bien commun lui-même. Et
donc, puisque l'intellect meut la volonté par la proportionnés, il en résulte
que la volonté de la substance intellectuelle ne sera déterminée naturellement
que par rapport au bien commun. Tout ce qui sera donc présenté à la volonté
sous la raison de bien pourra être l'objet de son inclination, sans qu'aucune
détermination contraire de la nature s'y oppose. Par conséquent, tous les êtres
intellectuels jouissent d'une volonté libre, procédant du jugement de
l'intellect. C'est là posséder le libre arbitre, qui se définit: un libre jugement venant de la raison.
Saint Thomas d’Aquin, Somme contre les gentils
Une opinion vulgairement répandue nomme esclave celui qui agit sur
l'ordre d'un autre, et homme libre celui qui se conduit comme il le veut. Cette
manière de voir n'est pas tout à fait conforme à la vérité. En fait, l'individu
entraîné par une concupiscence personnelle au point de ne plus rien voir ni
faire de ce qu'exige son intérêt authentique est soumis au pire des esclavages.
Au contraire, on devra proclamer libre l'individu qui choisit volontairement de
guider sa vie sur la raison. Quant à la conduite déclenchée par un
commandement, c'est-à-dire l'obéissance, bien qu'elle supprime en un sens la
liberté, elle n'entraîne cependant pas immédiatement pour un agent la qualité
d'esclave. Il faut considérer avant tout, à cet égard, la signification
particulière de l'action. À supposer que la fin de l'action serve l'intérêt non
de l'agent, mais de celui qui commande l'action, celui qui l'accomplit n'est en
effet qu'un esclave, hors d'état de réaliser son intérêt propre. Toutefois dans
toute libre République et dans tout État où n'est point pris pour loi suprême
le salut de la personne qui donne les ordres, mais celui du peuple entier,
l'individu docile à la souveraine Puissance ne doit pas être qualifié d'esclave
hors d'état de réaliser son intérêt propre. Il est bien un sujet. Ainsi la
communauté politique la plus libre est celle dont les lois s'appuient sur la
saine raison. Car, dans une organisation fondée de cette manière, chacun, s'il
le veut, peut être libre, c'est-à-dire s'appliquer de tout son coeur à vivre
raisonnablement. De même, les enfants, bien qu'obligés d'obéir à tous les
ordres des parents, ne sont cependant pas des esclaves; car les ordres des
parents sont inspirés avant tout par l'intérêt des enfants. Il existe donc,
selon nous, une grande différence entre un esclave, un fils, un sujet, et nous
formulerons les définitions suivantes : l'esclave est obligé de se soumettre à
des ordres fondés sur le seul intérêt de son maître; le fils accomplit sur
l'ordre de ses parents des actions qui sont dans son intérêt propre ; le sujet
enfin accomplit sur l'ordre de la souveraine Puissance des actions visant à
l'intérêt général et qui sont par conséquent aussi dans son intérêt
particulier.
Baruch Spinoza, Traité Théologico-politique
VIII N'attends pas que les événements arrivent comme tu le souhaites ;
décide de vouloir ce qui arrive et tu seras heureux.
IX La maladie est une gêne pour le corps ; pas pour la liberté de
choisir, à moins qu'on ne
l'abdique soi-même. Avoir un pied trop court est une gêne pour le
corps, pas pour la liberté de choisir. Aie cette réponse à l'esprit en toute
occasion : tu verras que la gêne est pour les choses ou pour les autres, non
pour toi.
X Devant tout ce qui t'arrive, pense à rentrer en toi-même et cherche
quelle faculté tu possèdes pour y faire face. Tu aperçois un beau garçon, une
belle fille ? Trouve en toi la tempérance. Tu souffres ? Trouve l'endurance. On
t'insulte ? Trouve la patience. En t'exerçant ainsi tu ne seras plus le jouet
de tes représentations.
XIX 1. Tu peux être invaincu, si jamais tu n'engages de lutte où la
victoire ne dépende pas de toi. 2. Garde-toi d'estimer heureux un homme choisi
pour une charge officielle, ou très puissant, ou jouissant, pour une raison ou
une autre, de l'estime publique. En effet, si l'essence du bien réside dans ce
qui dépend de nous, il n'y a de raison ni d'être jaloux, ni d'être envieux.
Quant à toi, ce n'est pas général, magistrat ou consul que tu veux être, mais
libre ; or, pour y arriver, il n'y a qu'un chemin : le mépris de ce qui ne
dépend pas de nous.
Épictète, Manuel
La liberté n’est pas dans une indépendance rêvée à l’égard des lois de
la nature, mais dans la connaissance de ces lois et dans la possibilité donnée
par là même de les mettre en œuvre méthodiquement pour des fins déterminées.
Cela est vrai aussi bien des lois de la nature extérieure que de celles qui
régissent l’existence physique et psychique de l’homme lui-même, – deux classes
de lois que nous pouvons séparer tout au plus dans la représentation, mais non
dans la réalité. La liberté de la volonté ne signifie donc pas autre chose que
la faculté de décider en connaissance de cause. Donc, plus le jugement d’un
homme est libre sur une question déterminée, plus grande est la nécessité qui
détermine la teneur de ce jugement ; tandis que l’incertitude reposant sur
l’ignorance, qui choisit en apparence arbitrairement entre de nombreuses
possibilités de décision diverses et contradictoires, ne manifeste précisément
par là que sa non-liberté, sa soumission à l’objet qu’elle devrait justement se
soumettre. La liberté consiste par conséquent dans l’empire sur nous- mêmes et
sur la nature extérieure, fondé sur la connaissance des nécessités
naturelles."
F. Engels, Anti-Düring
II LA LIBERTÉ , EXISTE-T-ELLE?
Quant à l'évidence du sentiment, que chacun de nous s'écoute et se
consulte soi-même, il sentira qu'il est libre, comme il sentira qu'il est
raisonnable.(....)Mais parce que dans les délibérations importantes, il y a toujours
quelque raison qui nous détermine, et qu'on peut croire que cette raison fait
dans notre volonté une nécessité secrète, dont notre âme ne s'aperçoit pas;
pour sentir évidemment notre liberté, il en faut faire l'épreuve dans les
choses où il n'y a aucune raison qui nous penche d'un côté plutôt que d'un
autre. Je sens, par exemple, que levant ma main, je puis ou vouloir la tenir
immobile, ou vouloir lui donner du mouvement; et que me résolvant à la mouvoir,
je puis où la mouvoir à droite ou à gauche avec une égale faculté : car la
nature a tellement disposé les organes du mouvement, que je n'ai ni plus de
peine ni plus de plaisir à l'une de ces actions qu'à l'autre; de sorte que plus
je considère sérieusement et profondément ce qui me porte à celui-là plutôt
qu'à celui-ci, plus je ressens clairement qu'il n'y a que ma volonté qui m'y
détermine, sans que je puisse trouver aucune autre raison de le
faire.(.....)J'ai donc un sentiment clair de ma liberté, qui sert à me faire
entendre la souveraine liberté de Dieu, et comme il m'a fait à son image. Au
reste ayant une fois trouvé en moi-même et dans une seule de mes actions, ce
principe de liberté, je conclus qu'il se trouve dans toutes les actions, même
dans celles où je suis plus passionné, quoique la passion qui me trouble ne me
permette pas peut-être de l'y apercevoir d'abord si clairement.
Jacques-Bénigne
Bossuet, Traité du libre arbitre.
Ma conception de la liberté. La
valeur d’une cause se mesure parfois non à ce qu’on atteint par elle, mais à ce
qu’il faut la payer, à ce qu’elle nous coûte.
En voici un exemple. Les institutions libérales cessent d’être libérales dès
qu’elles sont acquises : ensuite, rien n’est plus systématiquement néfaste à la
liberté que les institutions libérales. On ne sait que trop à quoi elles
aboutissent : elles minent la volonté de puissance, elles érigent en système
moral le nivellement des cimes et des bas-fonds, elles rendent mesquin, lâche
et jouisseur - en elles, c’est l’animal grégaire qui triomphe toujours.
Libéralisme : en clair, cela signifie abêtissement
grégaire... Ces mêmes institutions produisent de tout autres effets aussi
longtemps que l’on se bat pour les imposer; alors, elles font puissamment
progresser la liberté. A y regarder de plus près, c’est la guerre qui provoque
ces effets, la guerre pour obtenir
des institutions libérales, qui, en tant que guerre, prolonge l’existence des
instincts antilibéraux. -Et la guerre
est une école de liberté. Car qu’est-ce que la liberté ? C’est d’avoir la
volonté d’être responsable de soi-même. De maintenir la distance qui nous isole
des autres. De devenir plus indifférent aux peines, aux épreuves, aux
privations, et même à la vie. D’être prêt à sacrifier des hommes à sa cause,
sans s’en excepter soi-même. La liberté signifie que les instincts virils, les
instincts belliqueux et victorieux, ont le pas sur les autres instincts, par
exemple. Celui du «bonheur ». L’homme affranchi,
et à plus forte raison, l’esprit affranchi, foule aux pieds l’espèce de
bien-être dont rêvent les boutiquiers, les chrétiens, les ruminants, les
femmes, les Anglais et autres démocrates. L’homme libre est un guerrier. À quoi mesure-t-on la liberté,
chez les individus comme chez les peuples ? A la résistance qu’il faut
surmonter, à la peine qu’il en coûte pour garder le dessus. Le type supérieur d’homme libre, faudrait le chercher là où
il s’agit constamment de vaincre la résistance la plus forte à quelques pas de
la tyrannie, tout près du seuil qui marque le risque d’asservissement.
Nietzsche, Crépuscule des idoles.
Diverses
significations données au mot de liberté.
Il n’y
a point de mot qui ait reçu plus de différentes significations, et qui ait
frappé les esprits de tant de manieres, que celui de liberté. Les uns l’ont
pris pour la facilité de déposer celui à qui ils avoient donné un pouvoir
tyrannique ; les autres, pour la faculté d’élire celui à qui ils devoient
obéir ; d’autres, pour le droit d’être armés, et de pouvoir exercer la
violence ; ceux-ci, pour le privilege de n’être gouvernés que par un homme
de leur nation, ou par leurs propres lois. Certain peuple a long-temps pris la
liberté, pour l’usage de porter une longue barbe. Ceux-ci ont attaché ce nom à
une forme de gouvernement, et en ont exlu les autres. Ceux qui avoient goûté du
gouvernement républicain, l’ont mise dans ce gouvernement ; ceux qui
avoient joui du gouvernement monarchique, l’ont placée dans la monarchie. Enfin
chacun a appellé liberté le gouvernement qui étoit conforme à ses coutumes, ou
à ses inclinations : Et comme dans une république on n’a pas toujours
devant les yeux, et d’une maniere si présente, les instrumens des maux dont on
se plaint, et que même les lois paroissent y parler plus, et les exécuteurs de
la loi y parler moins ; on la place ordinairement dans les républiques, et
on l’a exclue des monarchies. Enfin, comme dans les démocraties le peuple
paroît à peu près faire ce qu’il veut, on a mis la liberté dans ces sortes de
gouvernements, et on a confondu le pouvoir du peuple avec la liberté du peuple.
Ce que
c’est que la liberté.
Il est
vrai que dans les démocraties le peuple paroît faire ce qu’il veut : mais
la liberté politique ne consiste point à faire ce que l’on veut. Dans un état,
c’est-à-dire dans une société où il y a des lois, la liberté ne peut consister
qu’à pouvoir faire ce que l’on doit vouloir, et à n’être point contraint de
faire ce que l’on ne doit pas vouloir.
Il
faut se mettre dans l’esprit ce que c’est que l’indépendance, et ce que c’est
que la liberté. La liberté est le droit de faire tout ce que les lois
permettent ; et si un citoyen pouvoit faire ce qu’elles défendent, il
n’auroit plus de liberté, parce que les autres auroient tout de même ce
pouvoir.
Montesquieu,
De l’esprit des lois
III LA NÉCESSITÉ PEUT-ELLE
S’ACCORDER AVEC LA LIBERTÉ ?
.
L'argument décisif
utilisé par le bon sens contre la liberté consiste à nous rappeler notre
impuissance. Loin que nous puissions modifier notre situation à notre gré, il
semble que nous ne puissions pas nous changer nous-mêmes. Je ne suis « libre »
ni d'échapper au sort de ma classe, de ma nation, de ma famille, ni même
d'édifier ma puissance ou ma fortune, ni de vaincre mes appétits les plus
insignifiants ou mes habitudes. Je nais ouvrier, Français, hérédo-syphilitique
ou tuberculeux. L'histoire d'une vie, quelle qu'elle soit, est l'histoire d'un
échec. Le coefficient d'adversité des choses est tel qu'il faut des années de
patience pour obtenir le plus infime résultat. Encore faut-il « obéir à la
nature pour la commander », c'est-à-dire insérer mon action dans les mailles du
déterminisme. Bien plus qu'il ne parait « se faire », l'homme semble « être
fait » par le climat et la terre, la race et la classe, la langue, l'histoire
de la collectivité dont il fait partie, l'hérédité, les circonstances
individuelles de son enfance, les habitudes acquises, les grands et les petits
événements de sa vie.
Cet argument n'a jamais profondément troublé les partisans de la
liberté humaine : Descartes, le premier, reconnaissait à la fois que la volonté
est infinie et qu'il faut « tâcher à nous vaincre plutôt que la fortune ».
C'est qu'il convient ici de faire des distinctions ; beaucoup des faits énoncés
par les déterministes ne sauraient être pris en considération. Le coefficient
d'adversité des choses, en particulier, ne saurait être un argument contre
notre liberté, car c'est par nous, c'est-à-dire par la position préalable d'une
fin, que surgit ce coefficient d'adversité. Tel rocher, qui manifeste une résistance
profonde si je veux le déplacer, sera, au contraire, une aide précieuse si je
veux l'escalader pour contempler le paysage. En lui-même - s'il est même
possible d'envisager ce qu'il peut être en lui-même - il est neutre, c'est-à-
dire qu'il attend d'être éclairé par une fin pour se manifester comme
adversaire ou comme auxiliaire.
Jean
Paul Sartre, L’être et le néant
Nous devons donc envisager l’état present de l’univers, comme l’effet
de son état antérieur, et comme la cause de celui qui va suivre. Une
intelligence qui, pour un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la
nature est animée, et la situation respective des êtres qui la composent, si
d’ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l’analyse,
embrasserait dans la même formule les mouvemens des plus grands corps de
l’univers et ceux du plus léger atome : rien ne serait incertain pour
elle, et l’avenir comme le passé, serait présent à ses yeux. L’esprit humain
offre, dans la perfection qu’il a su donner à l’Astronomie, une faible esquisse
de cette intelligence. Ses découvertes en Mécanique et en Géométrie, jointes à
celle de la pesanteur universelle, l’ont mis à portée de comprendre dans les
mêmes expressions analytiques, les états passés et futurs du système du monde.
En appliquant la même méthode à quelques autres objets de ses connaissances, il
est parvenu à ramener à des lois générales les phénomènes observés, et à
prévoir ceux que des circonstances données doivent faire éclore.
Pierre Simon, marquis de Laplace. Essai
philosophique sur les probabilités
Les événements amenés par la combinaison ou la rencontre d’autres
événements qui appartiennent à des séries indépendantes les unes des autres,
sont ce qu’on nomme des événements fortuits, ou des résultats du hasard.
Quelques exemples serviront à éclaircir et à fixer cette notion fondamentale.Il
prend au bourgeois de Paris la fantaisie de faire une partie de campagne, et il
monte sur un chemin de fer pour se rendre à sa destination. Le train éprouve un
accident dont le pauvre voyageur est la victime, et la victime fortuite, car
les causes qui ont amené l’accident ne tiennent pas à la présence de ce
voyageur : elles auraient eu leur cours de la même manière lors même que
le voyageur se serait déterminé, par suite d’autres influences, ou de
changements survenus dans son monde, à lui, à prendre une autre route ou à
attendre un autre train. Que si l’on suppose, au contraire, qu’un motif de
curiosité, agissant de la même manière sur un grand nombre de personnes, amène
ce jour-là et à cette heure-là une affluence extraordinaire de voyageurs, il
pourra bien se faire que le service du chemin de fer en soit dérangé, et que
les embarras du service soient la cause déterminante de l’accident. Des séries
de causes et d’effets, primitivement indépendantes les unes des autres,
cesseront de l’être, et il faudra au contraire reconnaître entre elles un lien
étroit de solidarité.
Antoine-Augustin Cournot, Essai sur les connaissances
Regardez-y de près, et vous verrez que le mot liberté est un mot vide
de sens ; qu'il n'y a point et qu'il ne peut y avoir d'êtres libres ; que nous
ne sommes que ce qui convient à l'ordre général, à l'organisation, à
l'éducation et à la chaîne des événements. Voilà ce qui dispose de nous
invinciblement. On ne conçoit non plus qu'un être agisse sans motif, qu'un des
bras d'une balance agisse sans l'action d'un poids, et le motif nous est
toujours extérieur, étranger, attaché ou par une nature ou par une cause
quelconque, qui n'est pas nous. Ce qui nous trompe, c'est la prodigieuse
variété de nos actions, jointe à l'habitude que nous avons prise tout en
naissant de confondre le volontaire avec le libre. Nous avons tant loué, tant
repris, nous l'avons été tant de fois, que c'est un préjugé bien vieux que
celui de croire que nous et les autres voulons, agissons librement. Mais s'il
n'y a point de liberté, il n'y a point d'action qui mérite la louange ou le
blâme; il n'y a ni vice ni vertu, rien dont il faille récompenser ou châtier.
Qu'est-ce qui distingue donc les hommes ? la bienfaisance et la malfaisance. Le
malfaisant est un homme qu'il faut détruire et non punir; la bienfaisance est
une bonne fortune, et non une vertu. Mais quoique l'homme bien ou malfaisant ne
soit pas libre, l'homme n'en est pas moins un être qu'on modifie; c'est par
cette raison qu'il faut détruire le malfaisant sur une place publique. De là
les bons effets de l'exemple, des discours, de l'éducation, du plaisir, de la
douleur, des grandeurs, de la misère, etc.; de là une sorte de philosophie
pleine de commisération, qui attache fortement aux bons, qui n'irrite non plus
contre le méchant que contre un ouragan qui nous remplit les yeux de poussière.
Il n'y a qu'une sorte de causes, à proprement parler; ce sont les causes
physiques. Il n'y a qu'une sorte de nécessité; c'est la même pour tous les
êtres, quelque distinction qu'il nous plaise d'établir entre eux, ou qui y soit
réellement.
Denis Diderot,
Lettre à Paul Landoi
« On a beau vouloir confondre l’indépendance et la liberté. Ces
deux choses sont si différentes que même elles s’excluent mutuellement Quand
chacun fait ce qu’il lui plaît, on fait souvent ce qui déplaît à d’autres, et
cela ne s’appelle pas un état libre. La liberté consiste moins à faire sa
volonté qu’à n’être pas soumis à celle d’autrui ; elle consiste encore à ne pas
soumettre la volonté d’autrui à la nôtre. Quiconque est maître ne peut être
libre, et régner c’est obéir. Vos Magistrats savent cela mieux que personne,
eux qui comme Othon, n’omettent rien de servile pour commander. Je ne connais
de volonté vraiment libre que celle à laquelle nul n’a droit d’opposer de la
résistance ; dans la liberté commune nul n’a droit de faire ce que la liberté d’un
autre lui interdit, et la vraie liberté n’est jamais destructive d’elle-même.
Ainsi la liberté sans la justice est une véritable contradiction ; car comme
qu’on s’y prenne tout gène dans l’exécution d’une volonté désordonnée.
Il n’y a donc point de liberté sans Lois, ni où quelqu’un est
au-dessus des Lois : dans l’état même de nature l’homme n’est libre qu’à la
faveur de la Loi
naturelle qui commande à tous. Un peuple libre obéit, mais il ne sert pas ; il
a des chefs et non pas des maîtres ; il obéit aux Lois, mais il n’obéit qu’aux
Lois et c’est par la force des Lois qu’il n’obéit pas aux hommes. Toutes les
barrières qu’on donne dans les Républiques au pouvoir des Magistrats ne sont
établies que pour garantir de leurs atteintes l’enceinte sacrée des Lois : ils
en sont les Ministres non les arbitres, ils doivent les garder non les
enfreindre. Un Peuple est libre, quelque forme qu’ait son Gouvernement, quand
dans celui qui le gouverne il ne voit point l’homme, mais l’organe de la Loi. En un mot, la liberté
suit toujours le sort des Lois, elle règne ou périt avec elles ; je ne sache
rien de plus certain.
Jean-Jacques Rousseau, Lettres
écrites de la montagne.
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