Autrui
Introduction
Nous pensons spontanément que l’individu existe indépendamment des
autres. Nous pensons même qu’il est en quelque sorte le principe et le but de
la société, et que celle-ci doit assurer la liberté des individus et les
conditions de la réalisation de leur bonheur. Pourtant, il n’en a pas toujours
été ainsi : l’individu n’a pas toujours été pensé comme l’élément
essentiel de la société. Au contraire, dans toutes les sociétés traditionnelles
l’individu n’a pas d’importance, c’est la société qui prime. Ce n’est que la
société moderne qui a permis l’affirmation de l’individu (Durkheim).
Les rapports à autrui sont multiples : relations amoureuses,
familiales, conflictuelles, guerrières, professionnelles, religieuses,
symboliques, politiques, concurrentielles, etc. Pour s’orienter dans cette
vaste multiplicité, un moyen commode est de regrouper ces rapports en deux
grandes catégories : les rapports conflictuels les rapports harmonieux.
D’un côté, la guerre, le conflit, la sujétion, la révolte, la concurrence,
l’hostilité, la haine, la compétition, l’injustice, la discorde ; de
l’autre, la paix, la concorde, la symbiose, la complémentarité, l’entente,
l’échange, la justice, le commerce, la sympathie, l’amour.
I. Le problème de la connaissance
A. Le problème du solipsisme
1. Le solipsisme
Le solipsisme est un problème classique de la théorie de la
connaissance.
Une tentative de fonder la connaissance se heurte à l’objection
suivante : et s’il n’y avait rien du tout derrière mes sensations ?
Et si le monde n’était rien d’autre que ma représentation, que mon rêve ?
Rien, au fond, ne me prouve que le monde existe bien indépendamment de
moi-même. Dans ce cas, aucune chose n’existerait, et autrui pas plus que le
reste. Par conséquent je n’aurais aucun devoir moral envers autrui. Le problème
théorique se redouble d’un problème éthique. Une telle hypothèse, selon
laquelle moi seul existe, est désignée par le nom de solipsisme (du latin solus, seul, et ipse, soi-même).
2. Autrui ne m’apparaît pas directement (Pascal)
Le cas d’autrui est encore plus
délicat que le cas des choses. En effet, alors que les choses nous apparaissent
en tant que telles, les êtres humains nous demeurent cachés, car nous n’avons
jamais directement accès à eux, à leur intériorité, à leur conscience.
Qu’est-ce que le moi ?
Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants, si je passe
par là, puis-je dire qu’il s’est mis là pour me voir ? Non ; car il
ne pense pas à moi en particulier. Mais celui qui aime quelqu’un à cause de sa
beauté, l’aime-t-il ? Non : car la petite vérole, qui tuera la beauté
sans tuer la personne, fera qu’il ne l’aimera plus.
Et si on m’aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m’aime-t-on, moi ? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même. Où est
donc ce moi, s’il n’est ni dans le corps, ni dans l’âme ? et comment aimer le
corps ou l’âme, sinon pour ces qualités, qui ne sont point ce qui fait le moi,
puisqu’elles sont périssables ? car aimerait-on la substance de l’âme
d’une personne abstraitement, et quelques qualités qui y fussent ? Cela ne
se peut, et serait injuste. On n’aime donc jamais personne, mais seulement des
qualités.
Qu’on ne se moque donc plus de ceux qui se font honorer pour des
charges et des offices, car on n’aime personne que pour des qualités
empruntées.
Blaise Pascal, Pensées, 1670, § 323
3. Inférence et empathie (Descartes, Merleau Ponty)
Il y a plusieurs solutions à cette difficulté théorique. Les réponses
les plus naturelles consistent à dire que si nous n’avons pas accès directement
à autrui, nous avons néanmoins accès à lui indirectement par le biais de
l’inférence[1] ou
de l’empathie[2].
Pour Descartes, c’est par une inférence, un jugement intellectuel, que
nous découvrons autrui, comme d’ailleurs toute chose :
…si par hasard je
(…) regardais d’une fenêtre des hommes qui passent dans la rue, à la vue
desquels je ne manque pas de dire que je vois des hommes (…) ; et
cependant que vois-je de cette fenêtre, sinon des chapeaux et des manteaux, qui
peuvent couvrir des spectres ou des hommes feints qui ne se remuent que par
ressorts ? Mais je juge que ce sont de vrais hommes ; et ainsi je
comprends, par la seule puissance de juger qui réside en mon esprit, ce que je
croyais voir de mes yeux.
René Descartes, Méditations
métaphysiques, II
La thèse de l’empathie est peut-être encore plus naturelle : elle
consiste à dire que j’ai accès à autrui par ma capacité de me mettre à sa
place, d’imaginer et donc de ressentir ce qu’il ressent. Ce phénomène s’observe
surtout dans le cas d’émotions bien visibles sur le comportement d’autrui,
comme une douleur intense (l’empathie prend alors la forme de la compassion, de
la pitié).
Pour appuyer cette idée d’un rapport naturel et non-intellectuel à
autrui, Merleau-Ponty[3] remarque que l’enfant est
spontanément « physionomiste ». L’enfant voit autrui partout, il voit
des visages partout, par exemple dans les nervures du bois ou dans les ombres
autour de son lit. Cela montre que le rapport à autrui n’est pas le fruit
tardif d’un raisonnement mais qu’il est premier, il précède nos raisonnements.
Notre connaissance d’autrui précède notre connaissance du monde, voire de
nous-mêmes. Le rapport à autrui est une structure existentielle qui précède la
connaissance effective des choses.
« Dans l’expérience du dialogue, il se constitue entre autrui et
moi un terrain commun, ma pensée et la sienne ne font qu’un seul tissu, mes
propos et ceux de mon interlocuteur sont appelés par l’état de la discussion,
ils s’insèrent dans une opération commune dont aucun de nous n’est le créateur.
Il y a là un être à deux, et autrui n’est plus ici pour moi un simple
comportement dans mon champ transcendantal, ni d’ailleurs moi dans le sien,
nous sommes l’un pour l’autre collaborateurs dans une réciprocité parfaite, nos
perspectives glissent l’une dans l’autre, nous coexistons à travers un même
monde.// Dans le dialogue présent, je suis libéré de moi-même, les pensées
d’autrui sont bien des pensées siennes, ce n’est pas moi qui les forme, bien
que je les saisisse aussitôt nées ou que je les devance, et même, l’objection
que me fait l’interlocuteur m’arrache des pensées que je ne savais pas
posséder, de sorte que si je lui prête des pensées, il me fait penser en
retour. // C’est seulement après coup, quand je me suis retiré du dialogue, et
m’en souviens, que je puis le réintégrer à ma vie, en faire un épisode de mon
histoire privée, et qu’autrui rentre dans son absence, ou, dans la mesure où il
me reste présent, est senti comme une menace pour moi. »
Maurice MERLEAU-PONTY Phénomenologie de la perception 1945
B. Autrui, médiateur indispensable pour accéder à soi-même
1. La conscience de soi requiert la reconnaissance d’autrui (Hegel)
Comme nous l’avons déjà vu, pour Hegel la conscience a besoin de
s’extérioriser et surtout de rencontrer autrui pour prendre conscience
d’elle-même grâce à la reconnaissance qu’autrui lui renvoie. Cette idée peut
vous sembler exotique, mais il faut admettre que notre vie sociale normale est
intégralement structurée par cette reconnaissance qu’autrui nous témoigne, et
il n’est pas évident du tout de savoir ce que nous serions sans cette
reconnaissance. Selon Hegel, la lutte pour la reconnaissance s’effectue
essentiellement à travers le conflit, comme l’illustre la dialectique du maître
et de l’esclave :
(1)
Le conflit originaire
Lutte entre deux
individus pour le pouvoir ; au terme du conflit, l’un des deux abandonne
et se soumet : il sera l’esclave, le serviteur. Il se soumet, c’est-à-dire
qu’il préfère la vie à la liberté. Il nie donc sa propre liberté. Il se dissout
dans la conscience du maître, il devient l’instrument de la liberté du maître.
(2)
La relation de servitude
(a) Le maître jouit,
comme l’animal. Il n’est plus en rapport à la nature, donc sa conscience ne se
développe plus. Il a besoin de l’esclave, donc il le reconnaît comme un moyen,
le moyen de sa survie.
(b) L’esclave prend
conscience de lui-même dans la peur de la mort et travaille, donc développe sa
conscience en humanisant la nature (« la transformation du monde est
transformation de soi »). Il objective[4]
son talent en l’incarnant dans un objet. Il prend conscience de soi, et du fait
qu’il est le maître de la nature. Il découvre également qu’il est maître de
soi, contrairement au maître (qui reste dominé par ses désirs et ses passions).
Il se libère donc. Il est reconnu (comme moyen) par le maître.
La situation est
donc asymétrique : le maître reconnaît l’esclave (comme moyen) mais
l’esclave ne reconnaît pas le maître.
(3)
L’émancipation de l’esclave
L’esclave prend
conscience que c’est par accident qu’il est esclave, que le maître n’a rien de
supérieur à lui, qu’au contraire il dépend de lui. Il va donc se révolter et
exiger que le maître le reconnaisse comme son égal.
2. Autrui me permet de me connaître moi-même (Sartre)
Ce n’est pas dans le conflit mais dans l’épreuve du regard que Sartre
voit le paradigme[5] de
la relation à autrui, par laquelle je prends conscience de moi-même. Quand
autrui me regarde, j’éprouve directement sa subjectivité ; et en même
temps je me découvre moi-même comme objet, c’est-à-dire que je me connais. La
connaissance de soi est indissociable d’autrui, car je ne peux être objet que
pour un sujet.
Sartre donne un exemple concret de cette épreuve du regard
d’autrui : le phénomène de la honte.
"La honte dans sa
structure première est honte devant quelqu'un. Je viens de faire un geste
maladroit ou vulgaire : ce geste colle à moi, je ne le juge ni ne le blâme, je
le vis simplement [...]. Mais voici tout à coup que je lève la tête : quelqu'un
était là et m'a vu. Je réalise tout de suite la vulgarité de mon geste et j'ai
honte. [...] J'ai honte de moi tel que j'apparais à autrui. Et, par
l'apparition même d'autrui, je suis mis en demeure de porter un jugement sur
moi-même comme sur un objet, car c'est comme un objet que j'apparais à autrui.
Mais pourtant cet objet apparu à autrui, ce n'est pas une vaine image dans
l'esprit d'un autre. Cette image en effet serait entièrement imputable à autrui
et ne saurait me "toucher". Je pourrais ressentir de l'agacement, de
la colère en face d'elle comme devant un mauvais portrait de moi, qui me prête
une laideur ou une bassesse d'expression que je n'ai pas ; mais je ne saurais
être atteint jusqu'aux moelles : la honte est, par nature, reconnaissance. Je
reconnais que je suis comme autrui me voit."
Jean-Paul Sartre. l'Ètre et le néant
3. Autrui est la condition de possibilité de la conscience elle-même
(Nietzsche, Alain)
Selon Nietzsche, la conscience elle-même est née du rapport à autrui.
En effet, il affirme que la conscience (humaine ou animale) est née du besoin
de communication, ce dont témoigne encore le fait que notre conscience se
manifeste essentiellement sous la forme du langage (car ce que nous appelons
« conscience » désigne le plus souvent la petite voix que nous
entendons dans notre tête et qui exprime nos pensées).
Nous pourrions en effet penser, sentir, vouloir, nous rappeler, nous
pourrions de même « agir » à tous les sens du mot : et tout cela
n’aurait pas besoin pour autant de « pénétrer dans la conscience »
(comme on le dit de manière imagée). Toute la vie serait possible sans se voir
en quelque sorte dans un miroir (...) A quoi bon la conscience
en général, si elle est pour l’essentiel superflue ? – Eh
bien, si l’on veut bien prêter l’oreille à ma réponse à cette question et à sa
conjecture peut-être extravagante, il me semble que la finesse et la force de
la conscience sont toujours liées à la capacité de communication d’un homme (ou d’un animal), et que la capacité de communication est
liée à son tour au besoin
de communication. (…)
La
conscience en général ne s’est développée que sous la pression du besoin de
communication, – elle ne fut dès les début nécessaire,
utile, que d’homme à homme (en particulier entre celui qui commande et celui
qui obéit), et elle ne s’est également développée qu’en rapport avec le degré
de cette utilité. La conscience n’est proprement qu’un réseau de relations
d’homme à homme, – et c’est seulement en tant que telle qu’elle a dû se
développer : l’homme érémitique[6] et prédateur
n’aurait pas eu besoin d’elle(...) Il avait besoin, étant l’animal le plus exposé au danger, d’aide, de protection, il
avait besoin de son semblable, il fallait qu’il sache exprimer sa détresse, se
faire comprendre – et pour tout cela, il avait d’abord besoin de
« conscience »(...) Car pour le dire encore une fois : l’homme,
comme toute créature vivante, pense continuellement, mais ne le sait pas ;
la pensée qui devient consciente n’en est que la plus infime partie, disons : la partie la plus
superficielle, la plus mauvaise : – car seule cette pensée consciente advient sous forme
de mots, c’est-à-dire de signes de communication, ce qui
révèle la provenance de la conscience elle-même. Pour le dire d’un mot, le
développement de la langue et le développement de la conscience (non pas de la raison, mais seulement la prise de conscience de la raison) vont
main dans la main.
Nietzsche, Le
Gai savoir, § 354
Il
est bon de redire que l'homme ne se forme jamais par l'expérience solitaire.
Quand par métier il serait presque toujours seul et aux prises avec la nature
inhumaine, toujours est-il qu'il n'a pu grandir seul et que ses premières
expériences sont de l'homme et de l'ordre humain, dont il dépend d'abord
directement ; l'enfant vit de ce qu'on lui donne, et son travail c'est
d'obtenir, non de produire. Nous passons tous par cette expérience décisive,
qui nous apprend en même temps la parole et la pensée. Nos premières idées sont
des mots compris et répétés. L'enfant est comme séparé du spectacle de la nature,
et ne commence jamais par s'en approcher tout seul ; on le lui montre et on le
lui nomme. C'est donc à travers l'ordre humain qu'il connaît toute chose ; et
c'est certainement de l'ordre humain qu'il prend l'idée de lui-même, car on le
nomme, et on le désigne à lui-même, comme on lui désigne les autres.
Alain,
Éléments de philosophie, Gallimard, Folio-essais, p. 214.
On peut aller plus loin et essayer de montrer qu’autrui n’est pas
seulement la condition de la connaissance de soi, mais qu’il est aussi la
condition de la connaissance des choses.
C. Autrui est la condition de possibilité de toute connaissance
1. Autrui structure mon « monde »
Michel Tournier, auteur de Vendredi ou les limbes du Pacifique, illustre dans ce roman l’idée que nous ne pouvons percevoir un monde
objectif qu’à partir de l’idée d’autrui. Nous projetons des
« autrui » imaginaires, des points de vue qui donnent son objectivité
et sa solidité à notre monde :
A Sperenza, il n’y a qu’un
point de vue, le mien, dépouillé de toute virtualité. Et ce dépouillement ne
s’est pas fait en un jour. Au début, par un automatisme inconscient, je
projetais des observateurs possibles – des paramètres – au sommet des collines,
derrière tel rocher ou dans les branches de tel arbre. L’île se trouvait ainsi
quadrillée par un réseau d’interpolations et d’extrapolations qui la
différenciait et la douait d’intelligibilité. Ainsi fait tout homme normal dans
une situation normale. Je n’ai pris conscience de cette fonction – comme de
bien d’autres – qu’à mesure qu’elle se dégradait en moi. Aujourd’hui, c’est
chose faite. Ma vision de l’île est réduite à elle-même. Ce que je n’en vois
pas est un inconnu absolu… Partout où je ne
suis pas actuellement règne une nuit insondable. (…)
Et ma solitude n’attaque
pas que l’intelligibilité des choses. Elle mine jusqu’au fondement même de leur
existence. De plus en plus, je suis assailli de doutes sur la véracité du
témoignage de mes sens. Je sais maintenant que la terre sur laquelle mes deux
pieds appuient aurait besoin pour ne pas vaciller que d’autres que moi la
foulent. Contre l’illusion d’optique, le mirage, l’hallucination, le rêve
éveillé, le fantasme, le délire, le trouble de l’audition… le rempart le plus
sûr, c’est notre frère, notre voisin, notre ami ou notre ennemi, mais
quelqu’un, grands dieux, quelqu’un !
Michel Tournier, Vendredi
ou les limbes du Pacifique (1969)
Gilles Deleuze (1925-1995) développe cette idée de virtualité en
remarquant qu’autrui structure mon champ perceptif en représentant un monde
possible. Un visage effrayé, c’est l’expression d’un monde possible effrayant.
On peut en tout cas donner un exemple concret qui montre que notre
monde vécu est sans cesse structuré par les autres. Pensez à la manière dont un
espace (comme la salle de classe) est structuré par les autres. Par exemple,
voyez comment la fille (ou le garçon) que vous aimez structure votre
monde : la salle de classe (et le monde entier) s’organise autour d’elle,
en fonction d’elle…
2. Autrui est la condition de possibilité de la science
Pour terminer, remarquons qu’on peut aller jusqu’à dire qu’autrui est
la condition de toute connaissance objective, car il est la condition de
possibilité de la science. En effet l’objectivité scientifique est une
intersubjectivité. La science a pour condition essentielle une expérimentation
et une observation qui doivent être objectives, c’est-à-dire
intersubjectives : reproductibles et partageables par plusieurs
observateurs. De plus la science s’élabore dans l’intersubjectivité du dialogue
et donc dans le rapport à autrui.
II. Les rapports concrets aux autres
A. La détermination du comportement par autrui
1. Autrui comme structure existentielle : l’être-avec (Heidegger)
Heidegger appelle « être-avec » (Mitsein) la structure existentielle qui rend possible le rapport à autrui.
Cela exprime tout simplement le fait que l’homme est essentiellement un animal
social, qui « contient » en lui-même le rapport à autrui.
C’est-à-dire que même dans la solitude, j’ai rapport aux autres : je pense
aux autres, je détermine mon comportement en fonctions d’autres humains (réels
ou imaginaires).
2. Le souci de la distance
L’être-avec se manifeste essentiellement comme souci de la distance.
L’homme a le souci de la distance. Il se
soucie de sa distance aux autres. Le plus souvent, c’est pour combler cette
distance : il s’agit alors d’être comme tout le monde, de s’identifier aux
autres pour être reconnu et accepté par eux. Mais il s’agit parfois de se
distinguer, de « marquer la distance », de se différencier des
autres, généralement pour les dominer, pour être ou paraître supérieur.
On trouve de multiples exemples de ce souci de la distance. Vouloir
être comme tout le monde, c’est par exemple vouloir passer inaperçu dans une
foule, dans la rue, dans une soirée. Le désir de distinction, (l’homme peut
chercher à se distinguer, paradoxalement, par le désir mimétique, en
s’identifiant à une star ou à un groupe), se manifeste avec netteté dans le
phénomène de la vanité, qu’il faut bien distinguer de l’orgueil. En effet,
l’orgueil est une fierté qui vient de soi-même, tandis que la vanité consiste à
avoir besoin de la confirmation d’autrui pour y croire soi-même :
Induire le prochain
à prendre une bonne opinion de vous, puis croire candidement à cette opinion,
qui égale les femmes dans ce tour de passe-passe ? –
Nietzsche, Par-delà
bien et mal, § 148
La vanité est
peut-être une des choses qu’un esprit noble a le plus de peine à
comprendre : il sera tenté de la nier même là où un autre type d’hommes
croira la saisir à pleines mains. Le problème pour lui est de se représenter
des êtres qui cherchent à inspirer une bonne opinion d’eux-mêmes, bien qu’ils
ne l’aient pas – et donc ne la « méritent » pas – et qui, là-dessus, croient eux-mêmes à cette
bonne opinion. (…) [D]epuis des temps immémoriaux, dans toutes les classes
inférieures, l’homme du commun n’était que ce qu’il passait
pour être ; n’ayant nullement l’habitude de fixer lui-même des valeurs, il ne se
conférait pas non plus d’autre valeur que celle que lui attribuaient ses
maîtres (car créer des valeurs est proprement le
droit du seigneur). On peut considérer que c’est par suite d’un très puissant atavisme[7]
que, de nos jours encore, l’homme ordinaire commence par attendre d’être jugé pour se
soumettre ensuite d’instinct à ce jugement. (…) Le vaniteux se réjouit de tout jugement favorable
sur sa personne (qu’il lui soit utile ou non, qu’il soit vrai ou faux), de même
qu’il souffre de tout jugement défavorable : il se soumet à l’un et à
l’autre, il se sent soumis à l’opinion du fait
de cet instinct archaïque de soumission qui se manifeste en lui.
Nietzsche, Id., § 261
Souvenons-nous aussi de la richesse, qui se manifeste comme une
« propriété » essentiellement comparative : être riche, c’est
être plus riche que le voisin. Et il en va de même, en vérité, de presque tous
nos concepts existentiels courants, qui sont essentiellement relatifs aux
autres, c’est-à-dire à un contexte historique et géographique donné. Le concept
même de « richesse » illustre donc ce souci de la distance
fondamental. Signalons pour terminer que celui qui voudrait nier ce souci de la
différence en se démarquant ostensiblement des autres, tels les marginaux de
toutes sortes, n’en resterait pas moins essentiellement régi par ce
souci : être marginal, c’est encore être déterminé par le groupe, fût-ce
négativement, sur le mode du rejet et de la contestation.
3. Autrui et le désir
A un premier niveau, on remarque
que l’imitation des désirs d’autrui vise au fond à imiter autrui, que ce soit
simplement pour ressembler aux autres, ou, plus subtilement, pour s’en
distinguer. Plus profondément, on voit que ce souci de ressembler ou de se
distinguer repose sur le désir plus fondamental d’être reconnu, aimé par autrui
(le désir du désir de l’autre).
Adam Smith voit ainsi dans le rapport mimétique aux autres la source du
désir de richesse. Dans sa Théorie
des sentiments moraux, il affirme que les hommes
s’intéressent aux autres avec sympathie (c’est-à-dire empathie : ils sont
tristes quand les autres sont tristes, et heureux quand les autres sont
heureux). Par conséquent nous cherchons à nous entourer de gens heureux pour
qu’ils nous communiquent leur bonheur. Cela explique le désir de richesse, que
l’économiste écossais cherchait à comprendre. En effet, si nous désirons être
riches, ce n’est pas simplement pour jouir de biens matériels mais c’est
surtout pour être heureux et donc avoir des amis à qui communiquer ce bonheur.
Le père idéologique du libéralisme ne méconnaissait donc pas la source essentiellement
sociale du désir de richesse !
4. Le regard d’autrui me constitue
Nous avons vu plus haut comment autrui me permettait de prendre
conscience de moi-même. En ce sens déjà il me permet de me constituer, puisque
la conscience de soi fait partie intégrante de tout être humain. Mais cette
constitution de soi se joue également à un niveau plus concret et directement
visible : nos goûts, nos valeurs, nos comportements, nos sentiments, nos
croyances, bref, notre identité dans toute sa richesse et sa diversité est
constituée à travers notre rapport à autrui. L’homme est un animal social. Il
vit par et pour autrui. Selon Rousseau ceci est particulièrement vrai pour
l’homme civilisé :
L’homme sauvage et
l’homme civilisé diffèrent tellement par le fond du cœur et des inclinations
que ce qui fait le bonheur suprême de l’un réduirait l’autre au désespoir. Le
premier ne respire que le repos et la liberté, il ne veut que vivre et rester
oisif, et l’ataraxie même du Stoïcien n’approche pas de sa profonde indifférence
pour tout autre objet. Au contraire le citoyen toujours actif sue, s’agite, se
tourmente sans cesse pour chercher des occupations toujours plus
laborieuses : il travaille jusqu’à la mort, il y court même pour se mettre
en état de service, on renonce à la vie pour acquérir l’immortalité. Il fait sa
cour aux grands qu’il hait et aux riches qu’il méprise, il n’épargne rien pour
obtenir l’honneur de les servir, il se vante orgueilleusement de sa bassesse et
de leur protection, et fier de son esclavage, il parle avec dédain de ceux qui
n’ont pas l’honneur de les partager. Quel spectacle pour un Caraïbe, que les
travaux pénibles et enviés d’un Ministère Européen ! Combien de morts
cruelles ne préfèrerait pas cet indolent sauvage à l’horreur d’une pareille vue
qui souvent n’est pas même adoucie par le plaisir de bien faire ? Mais
pour voir le but de tant de soins, il faudrait que ces mots, puissance et réputation, eussent un sens
dans son esprit, qu’il apprît qu’il y a une sorte d’hommes qui comptent pour
quelque chose les regards du reste de l’univers, qui savent être heureux et
contents d’eux-mêmes, sur le témoignage d’autrui plutôt que sur le leur propre.
Telle est, en effet, la véritable cause de toutes ces différences : le
sauvage vit en lui-même ; l’homme sociable toujours hors de lui ne sait
vivre que dans l’opinion des autres, et c’est, pour ainsi dire, de leur seul
jugement qu’il tire le sentiment de sa propre existence.
Rousseau, Discours
sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, II
Pour conclure, l’exemple décisif qui permet d’expérimenter précisément
à quel point l’individu est constitué par son rapport à autrui est celui de
l’enfant sauvage. Un être humain ayant passé ses premières années à l’écart de
tout contact avec autrui ne maîtrisera évidemment pas la langue, et la faculté
de langage pourra lui rester inaccessible à tout jamais (ex. du Sauvage de
l’Aveyron, étudié par Jean Itard à la fin du XVIIIe siècle).
B.
L’aliénation par autrui
Kierkegaard remarque qu’autrui,
notamment sous la forme du groupe, déresponsabilise l’individu. Dans la
foule, l’individu n’est plus lui-même, il n’est plus responsable. Il croit
pouvoir demeurer ignoré s’il jette la première pierre. « La foule, c’est
le mensonge. » Il ne faudrait pourtant pas faire d’autrui la seule cause
de mon aliénation. Au contraire, je suis toujours responsable de moi-même, et
donc de me laisser aliéner ou non. Ce n’est pas autrui qui m’aliène, je
m’aliène moi-même, au moins dans la mesure où je cède moi-même à l’influence
des autres.
III. L’ambivalence du rapport à autrui
A. L’homme est un loup pour l’homme (La haine. La discorde. La guerre)
Nous avons vu comment Hegel pensait que la reconnaissance par autrui
s’obtenait essentiellement à travers des relations conflictuelles. Pour Hobbes,
auteur de la célèbre formule « l’homme est un loup pour l’homme »,
c’est son pessimisme anthropologique qui lui fait concevoir le rapport à autrui
sur le mode du conflit et de la guerre :
[L]es hommes n’ont aucun plaisir (mais au contraire, beaucoup de
déplaisir) à être ensemble là où n’existe pas de pouvoir capable de les dominer
tous par la peur.(...) De sorte que nous trouvons dans la nature trois
principales causes de querelle : premièrement, la rivalité ;
deuxièmement, la défiance ; et troisièmement la fierté.
La première fait que les hommes attaquent pour le gain, la seconde pour
la sécurité, et la troisième pour la réputation. Dans le premier cas, ils usent
de violence pour se rendre maîtres de la personne d’autres hommes, femmes,
enfants, et du bétail ; dans le second cas, pour les défendre ; et
dans le troisième cas, pour des bagatelles, comme un mot, un sourire, une
opinion différente, et tout autre signe de sous-estimation, [qui atteint] soit
directement leur personne, soit, indirectement, leurs parents, leurs amis, leur
nation, leur profession, ou leur nom.
Par là il est manifeste que pendant le temps où les hommes vivent sans
un pouvoir commun qui les maintienne tous dans la peur, ils sont dans cette
condition qu’on appelle la guerre, et cette guerre est telle qu’elle est une
guerre de chacun contre chacun.
Thomas Hobbes, Léviathan (1651), chap. 13
Par nature, les humains sont égaux ; or l’égalité engendre la
défiance, et la défiance engendre la guerre. Ainsi pourrait-on résumer le
raisonnement de Hobbes. Hobbes affirme que cette guerre existe parfois
concrètement, par exemple, à son époque, chez les « sauvages de nombreux
endroits de l’Amérique ». Mais cet état de guerre est surtout une idée
théorique destinée à montrer la légitimité de l’Etat, y compris sous la forme
de la monarchie absolue, car il met fin à cette guerre.
Pour Michel Foucault, au contraire, la guerre peut servir de matrice
pour penser la société, y compris une fois que l’Etat existe. Le grand
théoricien allemand de la guerre, Clausewitz, disait que « la guerre est
la continuation de la politique par d’autres moyens ». Foucault renverse
la proposition et affirme que c’est peut-être plutôt la politique qui est la
continuation de la guerre par d’autres moyens. Il faudrait penser la société
comme un état de guerre civile permanent, chaque institution, relation ou
dispositif social n’étant que l’expression d’un antagonisme fondamental.
Pascal nous expose sans ambages sa conception des relations
humaines : « Tous les hommes se haïssent naturellement l’un
l’autre. » (Pensées, éd. Brunschvicg, § 451) Car selon lui « chaque moi est l’ennemi et voudrait être le tyran de tous les autres. » (Id., § 455) C’est d’ailleurs notamment pour cela que « Le moi est haïssable » (Ibid.).
Terminons par la formule de Sartre qui exprime cette vision négative du
rapport à autrui : « L’enfer, c’est les autres », écrit-il dans
une pièce de théâtre (Huis-clos) où il imagine que l’enfer consiste simplement à se retrouver enfermés
à trois ou quatre dans un salon. Bref, autrui peut apparaître comme un ennemi,
et la guerre peut fournir le paradigme pour penser le rapport à autrui, et donc
par extension pour penser l’ensemble des relations entre hommes, c’est-à-dire
la société.
B. L’homme est un Dieu pour l’homme (L’amour. La concorde. Le commerce)
Baruch Spinoza tempère ce pessimisme en montrant que les hommes ne
s’opposent que dans la mesure où ils sont mus par les passions. Si au contraire
ils agissent de manière raisonnable, alors loin de s’opposer, ils s’accordent,
et dans ces conditions rien n’est plus utile à l’homme qu’un autre homme :
l’homme est un Dieu pour l’homme.
Proposition 35
C’est dans la
seule mesure où les hommes vivent sous la conduite de la Raison qu’ils
s’accordent toujours nécessairement par nature.
Baruch Spinoza, Ethique, IV
C. L’ambivalence fondamentale du rapport à autrui (Kant, Freud)
La prise en compte de ces deux aspects oblige à reconnaître
l’ambivalence de la relation à autrui. Nous ne pouvons nous passer d’autrui,
mais la relation à autrui ne va pas sans difficultés. Kant a nommé ce paradoxe
l’insociable
sociabilité :
Le moyen dont se
sert la nature pour mener à son terme le développement de toutes ses
dispositions est leur antagonisme dans la société, dans la mesure où cet
antagonisme finira pourtant par être la cause d’un ordre réglé par la loi. J’entends ici par antagonisme l’insociable sociabilité des hommes,
c’est-à-dire leur penchant à entrer en société, lié toutefois à une opposition
générale qui menace sans cesse de dissoudre cette société. Une telle
disposition est très manifeste dans la nature humaine. L’homme a une
inclination à s’associer, parce que dans un tel état il se sent plus qu’homme, c’est-à-dire
qu’il sent le développement de ses dispositions naturelles. Mais il a aussi un
grand penchant à se séparer (s’isoler) : en effet, il trouve en même temps en lui
l’insociabilité qui fait qu’il ne veut tout régler qu’à sa guise et il s’attend
à provoquer partout une opposition des autres, sachant bien qu’il incline
lui-même à s’opposer à eux. Or, c’est cette proposition qui éveille toutes les
forces de l’homme, qui le porte à vaincre son penchant à la paresse, et fait
que, poussé par l’appétit des honneurs, de la domination et de la possession, il
se taille une place parmi ses compagnons qu’il ne peut souffrir mais dont il ne peut se
passer. Ainsi vont les premiers véritables progrès de la
rudesse à la culture, laquelle repose à proprement parler sur la valeur sociale
de l’homme ; ainsi tous les talents sont peu à peu développés, le goût
formé, et même, par le progrès des Lumières, commence à s’établir un mode de
pensée qui peut, avec le temps, transformer notre grossière disposition
naturelle au discernement moral en principes pratiques déterminés, et ainsi
enfin transformer cet accord pathologiquement extorqué pour l’établissement d’une société en un tout moral. Sans ces propriétés, certes en elles-mêmes fort peu engageantes, de
l’insociabilité, d’où naît l’opposition que chacun doit nécessairement rencontrer
à ses prétentions égoïstes, tous les talents resteraient cachés en germe pour
l’éternité, dans une vie de bergers d’Arcadie, dans une concorde, un
contentement et un amour mutuel parfaits.
Emmanuel Kant, Idée
d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique,
4e prop.
On retrouve la même idée chez Freud, qui oppose Eros et Thanatos. Eros
est la pulsion de vie, ou la tendance à agréger des unités humaines de plus en
plus vastes (tendance à s’associer, à fonder des groupes, des institutions, des
Etats, voire des unions d’Etats comme l’Union Européenne). Thanatos est la
pulsion de mort, le penchant à l’agression, et donc la tendance à désagréger
ces associations humaines.
Enfin, Schopenhauer illustre cette idée centrale par une métaphore limpide :
Par une froide journée d’hiver, un troupeau de porcs-épics s’était mis
en groupe serré pour se garantir mutuellement contre la gelée par leur propre
chaleur. Mais tout aussitôt ils ressentirent les atteintes de leurs piquants,
ce qui les fit s’éloigner les uns des autres. Quand le besoin de se chauffer
les eut rapprochés de nouveau, le même inconvénient se renouvela, de façon
qu’ils étaient ballottés deçà et delà entre les deux souffrances, jusqu’à ce
qu’ils eussent fini par trouver une distance moyenne qui leur rendît la
situation supportable. Ainsi, le besoin de société, né du vide et de la
monotonie de leur propre intérieur, pousse les hommes les uns vers les
autres ; mais leurs nombreuses qualités repoussantes et leurs
insupportables défauts les dispersent de nouveau.
Arthur Schopenhauer
L’enjeu de ces réflexions est capital dans la perspective du cours sur
la société : car les conceptions de la société seront structurées par
cette ambivalence. On pourra penser la société à partir de la guerre (comme le
fait Foucault) ou plutôt à partir de la pacification et des échanges
harmonieux.
IV. Autrui et la morale
A.
A. Les sentiments moraux sont inspirés par autrui (Hume, Rousseau)
Par « sentiments moraux », on peut désigner l’ensemble des
sentiments inspirés par autrui qui sont au fondement de la morale. Il existe
une infinité de sentiments de ce genre, mais ils se ramènent presque tous à la
forme primitive de l’empathie. C’est cela que David Hume désignait par le mot
« sympathie », qui signifie étymologiquement « pâtir
avec ». Hume remarquait que notre sympathie était d’autant plus grande
qu’autrui nous est proche spatialement : je préfère ma famille à mes amis,
mes amis à ma patrie et ma patrie au reste du monde.Une telle partialité pour
ce qui est proche est au fond injuste – il n’y a pas de raison de préférer
l’Anglais à l’Allemand ou au Chinois –, et par conséquent le problème moral
consiste, pour Hume, à élargir le cercle de notre sympathie au monde entier.
"Dans toutes les créatures qui ne font pas des autres leurs proies
et que de violentes passions n'agitent pas, se manifeste un remarquable désir
de compagnie, qui les associe les unes les autres. Ce désir est encore plus
manifeste chez l'homme: celui-ci est la créature de l'univers qui a le désir le
plus ardent d'une société, et il y est adapté par les avantages les plus
nombreux. Nous ne pouvons former aucun désir qui ne se réfère pas à la société.
La parfaite solitude est peut-être la plus grande punition que nous puissions
souffrir. Tout plaisir est languissant quand nous en jouissons hors de toute
compagnie, et toute peine devient plus cruelle et plus intolérable. Quelles que
soient les autres passions qui nous animent, orgueil, ambition, avarice,
curiosité, désir de vengeance, ou luxure, le principe de toutes, c'est la
sympathie: elles n'auraient aucune force si nous devions faire entièrement
abstraction des pensées et des sentiments d'autrui. Faites que tous les
pouvoirs et tous les éléments de la nature s'unissent pour servir un seul homme
et pour lui obéir ; faites que le soleil se lève et se couche à son
commandement ; que la mer et les fleuves coulent à son gré ; que la terre lui
fournisse spontanément ce qui peut lui être utile et agréable: il sera toujours
misérable tant que vous ne lui aurez pas donné au moins une personne avec qui
il puisse partager son bonheur, et de l'estime et de l'amitié de qui il puisse
jouir.
Hume,
Traité de la nature humaine, Livre II, partie II, section V, GF, p. 211.
Cette philosophie qui fait de la sympathie le sentiment moral à la
source de toute véritable bonté a été développée par Rousseau et par
Schopenhauer.
Rousseau remarque tout d’abord qu’il y a en l’homme deux sentiments
fondamentaux : l’amour de soi et la pitié :
« ....méditant sur
les premières et les plus simples opérations de l’âme humaine, j’y crois
apercevoir deux principes antérieurs à la raison, dont l’un nous intéresse
ardemment à notre bien-être et à la conservation de nous-mêmes, et l’autre nous
inspire une répugnance naturelle à voir périr ou souffrir tout être sensible et
principalement nos semblables. C’est du concours et de la combinaison de ces
deux principes, sans qu’il soit nécessaire d’y faire entrer celui de la
sociabilité, que me paraissent découler toutes les règles du droit
naturel »
Jean-Jacques Rousseau.
Discours sur l'origine de l'inégalité. Preface
Schopenhauer montre quant à lui que toute vraie moralité naît de ce
sentiment naturel de pitié.
« Cette pitié, voilà le seul principe réel de toute justice spontanée et de toute vraie charité. Si une action a une valeur morale, c’est dans la mesure où
elle en vient : dès qu’elle a une autre origine, elle ne vaut plus
rien. »
Arthur Schopenhauer, Le Fondement de la
morale, III.
C. Autrui est la source des commandements moraux (Kant, Levinas)
Du point de vue théorique, toute morale consiste à tempérer son égoïsme
afin de respecter autrui, c’est-à-dire qu’elle recommande de prendre en compte
aussi son intérêt lorsque nous décidons de notre action. Ce principe simple et
universel, encore une fois, peut prendre de multiples formes. Je ne citerai que
la maxime célèbre élaborée par Kant. Kant a forgé quelques formules qui
résument ce que doit être la loi morale. L’une de ces formulations s’énonce
ainsi :
Agis de telle sorte que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta
personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme une
fin et jamais simplement comme un moyen.
Emmanuel Kant, Fondements
de la métaphysique des mœurs, 2e section
La loi morale peut donc ce réduire à cette idée simple : autrui ne
doit pas être simplement envisagé comme un moyen (pour atteindre nos propres
fins, satisfaire nos propres intérêts), mais toujours aussi comme une fin,
c’est-à-dire un être ayant lui-même des intérêts, que nous devons prendre en
compte.
Je conclurai par l’analyse de Levinas, qui se place en quelque sorte à
mi-chemin entre le sentiment et la raison.
Levinas analyse ainsi notre rapport vécu au visage, et il remarque que
« le visage fait sens ». Le visage n’est pas une simple forme, une
simple chose comme un caillou ou une flaque de boue. Il fait sens pour moi, il
me parle. Il porte en lui-même le commandement moral fondamental :
« Tu ne tueras point. »[8]
D. Autrui permet de faire retour sur soi et fonde la conscience morale
(Sartre)
Enfin, revenons une dernière fois à l’analyse sartrienne de la honte.
Sartre montre qu’autrui est « le médiateur indispensable entre moi et
moi-même ». Le jugement moral consiste à reconnaître l’existence d’un
point de vue extérieur sur mes actes.
C’est seulement à partir d’un regard extérieur que je puis porter un
jugement moral sur moi-même. Je dois en quelque sorte me détacher de moi-même
pour me juger moralement, et autrui est le médiateur qui me permet d’y
parvenir.
E. On peut vraiment aimer
autrui?
Il n'y a aucune comparaison entre ce qu'éprouvent les autres et ce que
nous ressentons ; la plus forte dose de douleur chez les autres doit assurément
être nulle pour nous, et le plus léger chatouillement de plaisir éprouvé par
nous nous touche ; donc nous devons, à quel prix que ce soit, préférer ce léger
chatouillement qui nous délecte à cette somme immense des malheurs d'autrui,
qui ne saurait nous atteindre. Mais s'il arrive, au contraire, que la singularité
de nos organes, une construction bizarre, nous rendent agréables les douleurs
du prochain, ainsi que cela arrive souvent : qui doute alors que nous ne
devions incontestablement préférer cette douleur d'autrui qui nous amuse, à
l'absence de cette douleur qui deviendrait une privation pour nous ? La source
de toutes nos erreurs en morale vient de l'admission ridicule de ce fil de
fraternité qu'inventèrent les chrétiens dans leur siècle d'infortune et de
détresse. Contraints à mendier la pitié des autres, il n'était pas maladroit
d'établir qu'ils étaient tous frères. Comment refuser des secours d'après une
telle hypothèse ? Mais il est impossible d'admettre cette doctrine. Ne
naissons-nous pas tous isolés ? je dis plus, tous ennemis les uns des autres,
tous dans un état de guerre perpétuelle et réciproque ? Or, je vous demande si
cela serait dans la supposition que les vertus exigées par ce prétendu fil de
fraternité fussent réellement dans la nature. Si sa voix les inspirait aux
hommes, ils les éprouveraient dès en naissant. Dès lors, la pitié, la
bienfaisance, l'humanité seraient des vertus naturelles, dont il serait
impossible de se défendre, et qui rendraient cet état primitif de l'homme
sauvage totalement contraire à ce que nous le voyons.
Sade, La
Philosophie dans le boudoir, Cinquième dialogue (1795).
Conclusion
Concluons par l’ambivalence fondamentale du rapport à autrui. Autrui
est ami ou ennemi, il m’est à la fois nécessaire et potentiellement nuisible.
J’ai besoin de lui pour survivre, en divisant le travail et en échangeant, mais
la rivalité pour les richesses peut facilement mener à des relations
conflictuelles. A travers cette ambivalence, les deux types de rapports à
autrui qui apparaissent sont le commerce et la guerre. C’est précisément sous
ces deux angles principaux que nous aborderons la question de la société :
nous parlerons d’abord du rapport entre la société et les échanges, puis du
rapport entre la société et l’Etat. La sphère économique du marché et des
échanges naît de la sociabilité de l’homme et de sa tendance à échanger, à
trafiquer, à commercer. La sphère politique, dont l’Etat n’est qu’une forme
particulière, naît de l’insociabilité entre les hommes et de leur tendance à
s’affronter, ce qui fait naître le besoin d’une institution régulant ou
annulant ces conflits par la quête d’une justice commune.
Annexe
Résumé des idées essentielles
- je ne perçois
jamais autrui mais seulement ses apparences (Pascal)
- autrui me permet
d’être reconnu (Hegel)
- autrui me permet
de me connaître moi-même, de m’objectiver (Sartre)
- autrui me
constitue : ex. de l’enfant sauvage
- autrui structure
mon « monde », mon champ perceptif (Tournier)
- autrui est la
condition de l’objectivité de la connaissance et de la science
- autrui est une structure
existentielle : l’être-avec (Heidegger)
- l’homme a le souci
de la distance : distinction, vanité, richesse, justice… (Heidegger)
- autrui et le
désir : ressembler ou se distinguer pour être reconnu, aimé (Hegel, Freud,
Girard)
- sympathie et désir
de richesse : on veut être riche pour avoir des amis (Smith)
- construction de
son identité comme choix d’un rôle face à autrui (Goffmann)
- l’aliénation par
autrui : le « On » (Heidegger), la foule (Kierkegaard)
- le rapport
conflictuel à autrui : la guerre (Hobbes, Hegel)
- le rapport
harmonieux à autrui : la paix, la concorde, l’entraide, l’échange
(Spinoza)
- ambivalence du
rapport à autrui (Kant, Freud, Schopenhauer)
- souci mutuel ou
sollicitude – substitutive dominatrice ou devançante libérante (Heidegger)
- la sympathie
(empathie) envers les proches (Hume)
- la pitié
(Rousseau, Schopenhauer)
- la loi
morale : considère autrui comme une fin et non seulement comme un moyen
(Kant)
- le visage fait
sens : il me commande de ne pas tuer (Levinas)
- le rapport à
autrui, prise de conscience qui fonde la morale : ex. de la honte (Sartre)
(- les concepts
mentaux sont essentiellement doubles (Strawson))
Dieu ou loup ?
La question de savoir si l’homme est mauvais (un loup) ou bon (un Dieu)
pour ses semblables est ambiguë, comme nous l’avons vu avec Hobbes, Spinoza,
Kant, Schopenhauer (métaphore des hérissons) et Freud notamment. On rattache généralement la vision
pessimiste à Hobbes, à cause de sa célèbre formule : « L’homme est un
loup pour l’homme ». Mais ne caricaturons pas Hobbes exagérément. Lui aussi reconnaît
l’ambivalence du rapport à autrui : “To speak impartially, both sayings
are very true; That Man to Man is a kind of God; and that Man
to Man is an arrant Wolfe.
The first is true, if we compare Citizens amongst themselves; and the second,
if we compare Cities. In the one, there’s some analogie of similitude with the
Deity, to wit, Justice and Charity, the twin-sisters of peace: But in the
other, Good men must defend themselves by taking to them for a Sanctuary the
two daughters of War, Deceipt and Violence”… (Hobbes, Du Citoyen, épître dédicatoire)
Sadisme et masochisme
Le sadisme et le masochisme symbolisent les deux pôles de la relation à
autrui, les deux extrêmes possibles : dans le sadisme, autrui est
absolument nié au profit du moi ; dans le masochisme, le moi est
absolument nié au profit d’autrui. La plupart des relations à autrui se situent
entre ces deux extrêmes !
Illustrations
- L’écrivain anglais Daniel Defoe écrit en 1719 Robinson Crusoé, un roman racontant l’histoire d’un marin qui, suite à un naufrage, se
retrouve un jour absolument seul sur une île déserte. Ce roman permet
d’analyser ce qui se passerait dans la tête d’un homme absolument isolé des
autres. Le thème a été repris en 1967 par Michel Tournier dans Vendredi ou les
limbes du Pacifique.
- Dans The
Truman Show, un film avec Jim Carrey, le héros vit dans un
monde factice, entouré d’acteurs qui jouent les rôles de parents, d’amis,
d’épouse, etc. C’est une forme d’illustration de l’idée de solipsisme.
- « Tous les hommes se
haïssent naturellement l’un l’autre. » (Pascal, Pensées, § 451)
[1] Opération logique par laquelle on passe d’une vérité à une autre
vérité, jugée telle en raison de son lien avec la première. La déduction est une
inférence.
[2] Faculté intuitive de se mettre à la place d’autrui, de percevoir ce
qu’il ressent.
[3] Maurice Merleau-Ponty (1908-1961), La Structure du
comportement, III, 3.
[5] Modèle théorique de pensée qui oriente la recherche et la réflexion
scientifiques.