miércoles, 30 de marzo de 2016

Le Langage







UNITÉ 3
LE LANGAGE


























1-Le Langage: naturel ou culturel?



"Quant aux divers sons du langage, c'est la nature qui poussa les hommes à les émettre, et c'est le besoin qui fit naître les noms des choses : à peu près comme nous voyons l'enfant amené, par son incapacité même de s'exprimer avec la langue, à recourir au geste qui lui fait désigner du doigt les objets présents. Chaque être en effet a le sentiment de l'usage qu'il peut faire de ses facultés. Avant même que les cornes aient commencé à poindre sur son front, le veau irrité s'en sert pour menacer son adversaire et le poursuivre tête baissée. Les petits des panthères, les jeunes lionceaux se défendent avec leurs griffes, leurs pattes et leurs crocs, avant même que griffes et dents leur soient poussées. Quant aux oiseaux de toute espèce, nous les voyons se confier aussitôt aux plumes de leurs ailes, et leur demander une aide encore tremblante. Aussi penser qu'alors un homme ait pu donner à chaque chose son nom, et que les autres aient appris de lui les premiers éléments du langage, est vraiment folie. Si celui-là a pu désigner chaque objet par un nom, émettre les divers sons du langage, pourquoi supposer que d'autres n'auraient pu le faire en même temps que lui ? En outre, si les autres n'avaient pas également usé entre eux de la parole, d'où la notion de son utilité lui est-elle venue ? De qui a-t-il reçu le premier le privilège de savoir ce qu'il voulait faire et d'en avoir la claire vision ? De même un seul homme ne pouvait contraindre toute une multitude et, domptant sa résistance, la faire consentir à apprendre les noms de chaque objet ; et d'autre part trouver un moyen d'enseigner, de persuader à des sourds ce qu'il est besoin de faire, n'est pas non plus chose facile : jamais ils ne s'y fussent prêtés ; jamais ils n'auraient souffert plus d'un temps qu'on leur écorchât les oreilles des sons d'une voix inconnue."
                                                                                      Lucrèce, De la Nature, Livre V,


"Le langage est une partie de la culture, à plusieurs titres ; d'abord parce que le langage est  l'une ce ces aptitudes ou habitudes que nous recevons de la tradition externe ; en second lieu parce que le langage est l'instrument essentiel, le moyen privilégié par lequel nous nous assimilons la culture de notre groupe. […] Un enfant apprend sa culture parce qu'on lui parle : on le réprimande, on l'exhorte, et tout cela se fait avec des mots ; enfin et surtout, parce que le langage est la plus parfaite de toutes les manifestations d'ordre culturel qui forment, à un titre ou à l'autre, des systèmes et si nous voulons comprendre ce que c'est que l'art, la religion, le droit, peut-être même la cuisine ou les règles de politesse, il faut les concevoir comme des codes formés par l'articulation de signes, sur le modèle de la communication linguistique".

                     Georges Charbonnier, Entretiens avec Claude Lévi-Strauss,, Paris 1969.


2- Le langage, est-il propre de l´homme? Peut-on parler d'un langage des animaux ?


"Que l'homme soit un animal politique à un plus haut degré qu'une abeille quelconque ou tout autre animal vivant à l'état grégaire, cela est évident. La nature, en effet, selon nous, ne fait rien en vain ; et l'homme, seul de tous les animaux, possède la parole. Or, tandis que la voix ne sert qu'à indiquer la joie et la peine, et appartient pour ce motif aux autres animaux également (car leur nature va jusqu'à éprouver les sensations de plaisir et de douleur, et à se les signifier les uns aux autres), le discours (logos) sert à exprimer l'utile et le nuisible, et, par suite aussi, le juste et l'injuste: car c'est le caractère propre de l'homme par rapport aux autres animaux d'être le seul à avoir le sentiment du bien et du mal, du juste et de l'injuste, et des autres notions morales, et c'est la communauté de ces sentiments qui engendre famille et cité."
                                                                                     Aristote, La Politique, I, 2


" « Langage », en fait, est en un sens un autre nom pour « communication », mais c'est aussi le nom des modes de communication, c'est-à-dire des codes. [...] Les oiseaux communiquent entre eux, les singes communiquent entre eux, et dans toutes ces communications, certaines sont faites grâce à des signaux et à des symboles qui ne peuvent être compris que par ceux qui possèdent le code approprié.
 Ce qui distingue 1es communications humaines des communications entre la plupart des autres animaux, est la délicatesse et la complexité du code utilisé, et le haut degré d'arbitraire de ce code. [...] En général, on peut dire que le langage animal sait transmettre les émotions, à peu près les choses, et pas du tout les relations un peu compliquées entre les choses.
 Au delà de cette limitation du langage animal en ce qui concerne la nature de ce qui peut être communiqué, il y a une autre limitation : le langage animal est, en règle générale, une donnée de l'espèce considérée, et, ne se modifiant point, n'a pas d'histoire. [ .] Même ceux, parmi les « infra-humains », qui sont vocalement 1es plus développés, n'atteignent jamais l'aisance de l'homme pour donner une signification aux sons nouveaux, et étendre ainsi leur mémoire linguistique. [...] Ce caractère de la parole, à savoir qu'elle est propre à l'homme en tant qu'homme, mais qu'aussi elle lui est propre en tant que membre d'une société déterminée, est un fait très remarquable. Si nous considérons tout le vaste ensemble de l'humanité, nous pouvons affirmer sans crainte qu'il n'y existe pas de communauté d'individus […] qui ne possède son propre mode de parole. C'est là un premier point. Un second est que tous ces modes sont appris ; et on peut affirmer qu'en dépit des tentatives du XXe sièc1e pour établir une théorie évolutionniste des langues, i1 n'y a pas la moindre raison générale de postuler l'existence d'une forme de parole unique dont seraient issues toutes les formes actuelles."
                                                           Norbert Wiener, Cybernétique et Société, 1952


 "Mais de tous les arguments qui nous persuadent que les bêtes sont dénuées de pensée, le principal, à mon avis, est que bien que les unes soient plus parfaites que les autres dans une même espèce, tout de même que chez les hommes, comme on peut voir chez les chevaux et chez les chiens, dont les uns apprennent beaucoup plus aisément que d'autres ce qu'on leur enseigne ; et bien que toutes nous signifient très facilement leurs impulsions naturelles, telles que la colère, la crainte, la faim, ou autres états semblables, par la voix ou par d'autres mouvements du corps, jamais cependant jusqu'à ce jour on n'a pu observer qu'aucun animal en soit venu à ce point de perfection d'user d'un véritable langage c'est-à-dire d'exprimer soit par la voix, soit par les gestes quelque chose qui puisse se rapporter à la seule pensée et non à l'impulsion naturelle. Ce langage est en effet le seul signe certain d'une pensée latente dans le corps ; tous les hommes en usent, même ceux qui sont stupides ou privés d'esprit, ceux auxquels manquent la langue et les organes de la voix, mais aucune bête ne peut en user ; c'est pourquoi il est permis de prendre le langage pour la vraie différence entre les hommes et les bêtes."
                                          Descartes, Lettre à Morus du 5 février 1649,in Oeuvres et lettres, Pléïade


"L'incapacité des autres espèces à développer des langages du type des langages humains provient-elle de l'absence chez elles d'une qualité spécifique de l'intelligence plutôt que d'une limitation de l'intelligence commune, comme le pensait Descartes ? Ce débat est traditionnel. Il y a, par exemple, les condamnations dédaigneuses d'Antoine le Grand, l'un des principaux représentants des idées cartésiennes dans l'Angleterre du XVIIe siècle. Il parle de « certaines populations des Indes qui pensent que les singes et les babouins qui abondent autour d'elles sont douées d'entendement et qu'ils sont capables de parler mais ne veulent pas le faire par crainte d'être exploités et contraints de travailler ». Dans certaines vulgarisations hâtives de travaux actuels, par ailleurs intéressants, on affirme pratiquement que les singes supérieurs ont la capacité de langage mais qu'ils n'en ont jamais fait usage. Ce serait un miracle biologique surprenant, vu l'énorme avantage, du point de vue de la sélection, que constituent des capacités linguistiques même minimales; que dirait-on d'un animal qui possèderait des ailes et n'aurait jamais pensé à voler ?"

                                                     Noam Chomsky, Réflexions sur le langage, Éd. Flammarion, 1975.


3-Le Langage et la Realité.
Les mots peuvent-ils rendre compte de la nature des choses ?
Le langage est-il un tableau fidèle de la réalité ?

"[Les] concepts sont inclus dans les mots. Ils ont, le plus souvent, été élaborés par l’organisme social en vue d’un objet qui n’a rien de métaphysique. Pour les former, la société a découpé le réel selon ses besoins. Pourquoi la philosophie accepterait-elle une division qui a toutes chances de ne pas correspondre aux articulations du réel ? Elle l’accepte pourtant d’ordinaire. Elle subit le problème tel qu’il est posé par le langage. […] J’ouvre un traité élémentaire de philosophie. Un des premiers chapitres traite du plaisir et de la douleur. On y pose à l’élève une question telle que celle-ci : « Le plaisir est-il ou n’est-il pas le bonheur ? » Mais il faudrait d’abord savoir si plaisir et bonheur sont des genres correspondant à un sectionnement naturel des choses. À la rigueur, la phrase pourrait signifier simplement : « Vu le sens habituel des termes plaisir et bonheur, doit-on dire que le bonheur soit une suite de plaisirs ? » Alors, c’est une question de lexique qui se pose ; on ne la résoudra qu’en cherchant comment les mots « plaisir » et « bonheur » ont été employés par les écrivains qui ont le mieux manié la langue. On aura d’ailleurs travaillé utilement ; on aura mieux défini deux termes usuels, c’est-à-dire deux habitudes sociales. Mais si l’on prétend faire davantage, saisir des réalités et non pas mettre au point des conventions, pourquoi veut-on que des termes peut-être artificiels (on ne sait s’ils le sont ou ils ne le sont pas, puisqu’on n’a pas encore étudié l’objet) posent un problème qui concerne la nature même des choses ? Supposez qu’en examinant les états groupés sous le nom de plaisir on ne leur découvre rien de commun, sinon d’être des états que l’homme recherche : l’humanité aura classé ces choses très différentes dans un même genre, parce qu’elle leur trouvait à tous le même intérêt pratique et réagissait à tous de la même manière."
                                                                      Bergson, La Pensée et le Mouvant, 1934,



"Supposez encore qu'il y ait une tribu dont les membres comptent « un, deux, trois, quelques, beaucoup ». Supposez qu'un homme de cette tribu dise, en regardant un vol d'oiseaux, « quelques oiseaux », alors que je dirais « cinq oiseaux » -est-ce le même fait pour lui et pour moi ? Si, dans un cas de ce genre, je passe à un langage ayant une structure différente, je ne peux plus décrire « le même » fait, mais seulement un autre fait qui ressemble plus ou moins au premier. Quelle est alors la réalité objective que le langage est censé décrire ?
  Ce qui s'oppose en nous à une telle suggestion, c'est le sentiment que le fait est là objectivement, quelle que soit la manière dont nous l'exprimons. Je perçois quelque chose qui existe et je le mets en mots. Il semble s'ensuivre qu'un fait est quelque chose qui existe indépendamment du langage, et avant lui ; le langage sert simplement de moyen de communication. Ce que nous risquons de ne pas apercevoir, ici, c'est que la façon dont nous voyons un fait - c'est-à-dire ce que nous soulignons et ce que nous négligeons - c'est notre travail. « Les rayons du soleil tremblant sur le flot des marées » (Pope). Ici, un fait est quelque chose qui émerge d'un arrière-plan, et qui prend forme sur lui. Cet arrière-plan peut être, par exemple, mon champ visuel ; quelque chose qui éveille mon attention se détache de ce champ, est placé en ligne de mire et appréhendé au moyen du langage ; voilà ce que nous appelons un fait. Un fait est remarqué ; et en étant remarqué il devient un fait. « N'était-ce donc pas un fait avant que vous ne le remarquiez ? ». C'en était un, s'il est vrai que j'aurais pu le remarquer. Dans un langage où il n'y a que la série de nombres « un, deux, trois, quelques, beaucoup », un fait comme « il y a cinq oiseaux » ne peut pas être perçu."    
                                                                   Friedrich Waismann, La vérifiabilité, 1945




4-Le Langage et la pensée.                                                                                                                   
La pensée, se réduit-elle au langage?  Notre pensée est-elle prisonnière de la langue que nous parlons ? La pensée et le langage ne sont pas la même chose.


"Nous disséquons la nature selon des lignes tracées par notre langue d'origine. Il est faux de croire que les catégories et les types que nous que nous dégageons du monde des phénomènes, nous les y trouvons parce qu'ils sautent aux yeux de tous les observateurs; au contraire, le monde se présente dans un flux kaléidoscopique d'impressions qui doit être organisé par notre pensée (et cela signifie surtout par le système linguistique qui est présent dans notre pensée). Nous découpons la nature, nous l'organisons en concepts et nous attribuons des significations comme nous le faisons, surtout parce que nous sommes impliqués dans un accord pour l'organiser ainsi (accord qui tient dans toute notre communauté de langue, et qui est codifié dans les schèmes de notre langue). Cet accord est, bien sûr, implicite et non établi, mais ses termes sont absolument obligatoires; nous ne pouvons pas parler sans appliquer les règles d'organisation et de classification de données imposées par cet accord."
                                                   Benjamin Lee Whorf, "Science et linguistique", 1956

"On s'aperçut que l'infrastructure linguistique (autrement dit, la grammaire) de chaque langue ne constituait pas seulement « l'instrument » permettant d'exprimer des idées, mais qu'elle en déterminait bien plutôt la forme, qu'elle orientait et guidait l'activité mentale de l'individu, traçait le cadre dans lequel s'inscrivaient ses analyses, ses impressions, sa synthèse de tout ce que son esprit avait enregistré. La formulation des idées n'est pas un processus indépendant, strictement rationnel dans l'ancienne acception du terme, mais elle est liée à une structure grammaticale déterminée et diffère de façon très variable d'une grammaire à l'autre. ( ) On aboutit ainsi à ce que j'ai appelé le "principe de relativité linguistique", en vertu duquel les utilisateurs de grammaires notablement différentes sont amenés à des évaluations et à des types d'observations différents de faits extérieurement similaires...”
                                          
                                           Benjamin Lee Whorf, Linguistique et anthropologie, 1956




"Les idées générales ne peuvent s'introduire dans l'esprit qu'à l'aide des mots, et l'entendement ne les saisit que par des propositions. C'est une des raisons pour quoi les animaux ne sauraient se former de telles idées, ni jamais acquérir la perfectibilité qui en dépend. Quand un singe va sans hésiter d'une noix à l'autre, pense-t-on qu'il ait l'idée générale de cette sorte de fruit, et qu'il compare son archétype à ces deux individus ? Non sans doute ; mais la vue de l'une de ces noix rappelle à sa mémoire les sensations qu'il a reçues de l'autre, et ses yeux, modifiés d'une certaine manière, annoncent à son goût la modification qu'il va recevoir. Toute idée générale est purement intellectuelle ; pour peu que l'imagination s'en mêle, l'idée devient aussitôt particulière. Essayez de vous tracer l'image d'un arbre en général, jamais vous n'en viendrez à bout, malgré vous il faudra le voir petit ou grand, rare ou touffu, clair ou foncé, et s'il dépendait de vous de n'y voir que ce qui se trouve en tout arbre, cette image ne ressemblerait plus à un arbre. Les êtres purement abstraits se voient de même, ou ne se conçoivent que par le discours. La définition seule du triangle vous en donne la véritable idée : sitôt que vous en figurez un dans votre esprit, c'est un tel triangle et non pas un autre, et vous ne pouvez éviter d'en rendre les lignes sensibles ou le plan coloré. Il faut donc énoncer des propositions, il faut donc parler pour avoir des idées générales ; car sitôt que l'imagination s'arrête, l'esprit ne marche plus qu'à l'aide du discours."

                 Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les    hommes, 1754






"Quels que soient les critères de l'intelligence que l'on adopte […], tout le monde est d'accord pour admettre l'existence d'une intelligence avant le langage. Essentiellement pratique, c'est-à-dire tendant à des réussites et non pas à énoncer des vérités, cette intelligence n'en parvient pas moins à résoudre finalement un ensemble de problèmes d'action (atteindre des objets éloignés, cachés, etc.), en construisant un système complet de schèmes d'assimilation, et à organiser le réel selon un ensemble de structures spatio-temporelles et causales. Or, faute de langage et de fonction symbolique, ces constructions s'effectuent en s'appuyant exclusivement sur des perceptions et des mouvements, donc par le moyen d'une coordination sensori-motrice des actions sans qu'intervienne la représentation ou la pensée."

                                  Jean Piaget et Bärbel Inhelder, La psychologie de l'enfant, 1966



"L'existence d'une pensée non parlée semble attestée par l'observation intérieure. La pensée est antérieure à la parole d'une antériorité à la fois de temps et de causalité. Cette antériorité de temps peut être plus ou moins longue. Bien souvent elle est si courte qu'on la prendrait pour une quasi-simultanéité, mais même alors, ce que je désire me dire à moi-même ou dire aux autres est quelque chose qui n'a pas encore été dit. On en parle comme d'une chose, bien que ce ne soit peut-être pas réellement une chose, disons donc si l'on veut que cet x, qui n'a pas encore été dit, doit être de quelque manière présent à ma pensée, autrement je ne pourrais pas essayer de le dire. Si j'en fais prématurément l'essai, je m'aperçois aussitôt que « ce n'est pas ce que je voulais dire ». C'est ce qu'on appelle « chercher une idée ». L'idée en question peut être un souvenir qui momentanément nous échappe, ou ce peut être une notion que nous sentons présente à la pensée bien que pour le moment, elle refuse de faire surface et d'émerger des profondeurs de l'esprit ; de toute façon nous savons qu'elle est déjà là. Elle l'est si assurément que nous la reconnaîtrons aussitôt dès qu'elle aura reparu et que jusqu'à ce moment-là, nous rejetons tous les autres souvenirs qui tenteraient de se faire accepter à sa place.
 Cette sorte de pensée antérieure à tout logos, même intérieur, est ce que nous pensons comme un « encore à dire », soit parce que, jusqu'à présent, cela n'a pas encore été dit, soit parce que nous éprouvons le désir de le dire une fois encore, plus explicitement ou sous une forme différente, afin de nous mieux assurer de ce que nous pensons."
                                                        Étienne Gilson, Linguistique et philosophie, 1969







"[…] selon la célèbre hypothèse du déterminisme linguistique de Sapir-Whorf, les pensées sont déterminées par les catégories offertes par leur langue. Du coup, les différences entre les langues entraîneraient des différences entre les pensées de leurs locuteurs. Ceux qui n'ont gardé qu'un petit vernis de leurs études universitaires peuvent au moins débiter ces factoïdes : que les langues découpent le spectre à des endroits différents pour nommer les couleurs, que le concept du temps est fondamentalement différent chez les Hopis, et que les Eskimos dis- posent de plusieurs douzaines de mots pour désigner la neige. Cette théorie a une lourde implication : les catégories de base de la réalité ne seraient pas « dans » le monde, mais nous seraient imposées par notre culture. (On pourrait donc les contester, ce qui explique peut- être l'attrait persistant que cette hypothèse exerce sur la sensibilité des jeunes étudiants.)
 Or tout cela est faux, totalement faux. L'idée selon laquelle le langage serait la même chose que la pensée est un exemple de ce qu'on peut appeler une « absurdité de convention » : une affirmation qui va à l'encontre de tout sens commun, mais à laquelle chacun adhère parce qu'il se souvient vaguement l'avoir entendue quelque part et parce qu'elle a de nombreuses implications. […] Réfléchissez. Nous avons tous fait cette expérience de dire ou d'écrire une phrase, puis de nous arrêter en réalisant que ce n'était pas exactement ce que nous voulions dire. Pour que nous éprouvions cette sensation, il faut qu'il y ait un « voulu dire », qui soit différent de ce qui est dit. Parfois, nous éprouvons des difficultés à trouver aucun mot qui exprime une pensée de façon adéquate. Quand nous entendons ou quand nous lisons quelque chose, en général nous nous souvenons de la substance, pas des mots exacts. Il faut donc bien qu'il y existe quelque chose comme une substance qui ne soit pas la même chose qu'un groupe de mots, Si les pensées dépendaient des mots, comment pourrait-on fabriquer un mot nouveau ? Comment un enfant pourrait-il apprendre un mot au départ ? Comment pourrait-on traduire d'une langue à l'autre ?"

                                                                    Steven Pinker, L'instinct du langage, 1994















5- Le Langage, peut-il tout dire?
Ce que peut et ce que ne peut pas le langage
Le Lengage, instrument de domination.
La diversité de langues

"Le but du novlangue était, non seulement de fournir un mode d'expression aux idées générales et aux habitudes mentales des dévots de l'angsoc, mais de rendre impossible tout autre mode de pensée. Il était entendu que lorsque le novlangue serait une fois pour toutes adopté et que l'ancilangue serait oublié, une idée hérétique – c'est-à-dire une idée s'écartant des principes de l'angsoc – serait littéralement impensable, du moins dans la mesure où la pensée dépend des mots. Le vocabulaire du novlangue était construit de telle sorte qu'il pût fournir une expression exacte, et souvent très nuancée, aux idées qu'un membre du Parti pouvait, à juste titre, désirer communiquer. Mais il excluait toutes les autres idées et même les possibilités d'y arriver par des méthodes indirectes. L'invention de mots nouveaux, l'élimination surtout des mots indésirables, la suppression dans les mots restants de toute signification secondaire, quelle qu'elle fût, contribuaient à ce résultat. Ainsi le mot ''libre'' existait encore en novlangue, mais ne pouvait être employé que dans des phrases comme « le chemin est libre ». Il ne pouvait être employé dans le sens ancien de « liberté politique » ou de « liberté intellectuelle ». Les libertés politique et intellectuelle n'existaient en effet plus, même sous forme de concept. Elles n'avaient donc nécessairement pas de nom. […]
 Une personne dont l'éducation aurait été faite en novlangue seulement, ne saurait pas davantage que égal avait un moment eu le sens secondaire de « politiquement égal » ou que « libre » avait un moment signifié « libre politiquement » que, par exemple, une personne qui n'aurait jamais entendu parler d'échecs ne connaîtrait le sens spécial attaché à « reine » et à « tour ». Il y aurait beaucoup de crimes et d'erreurs qu'il serait hors de son pouvoir de commettre, simplement parce qu'ils n'avaient pas de nom et étaient par conséquent inimaginables."
                                                                                           George Orwell, 1984, 1949 



"La musique a ceci de commun avec la poésie et l'amour, et même avec le devoir : elle n'est pas faite pour qu'on en parle, elle est faite pour qu'on en fasse ; elle n'est pas faite pour être dite, mais pour être « jouée »... Non, la musique n'a pas été inventée pour qu'on parle de musique ! N'est-ce pas la définition même du Bien ? Le Bien est fait pour être fait, non pas pour être dit ou connu ; et de même le mal est une manière de commettre l'acte plutôt qu'une chose sue..( )Le Dire est un Faire atrophié, avorté et un peu dégénéré : action en retrait ou simplement ébauchée, la parole est volontiers pharisienne et n'agit qu'indirectement..., sauf bien entendu en poésie, où c'est le dire lui-même qui est le faire ; le poète parle, mais ce ne sont pas des paroles pour dire, comme les paroles du Code civil : ce sont des paroles pour suggérer ou captiver, des paroles de charme ; la poésie est faite, immédiatement, pour faire le poème, et la poétique, qui est un faire avec exposant, pour réfléchir sur la poésie. La même différence sépare en musique le créateur et le théoricien. On parle trop, aujourd'hui, pour avoir musicalement quelque chose à dire ! Tels les philosophes, oubliant de philosopher, parlent de la philosophie du voisin..."

                                              Vladimir Jankélévitch, La Musique et l'Ineffable, 1961


"Il m'est arrivé maintes fois d'accompagner mon frère ou d'autres médecins chez quelque malade qui refusait une drogue ou ne voulait pas se laisser opérer par le fer et le feu, et là où les exhortations du médecin restaient vaines, moi je persuadais le malade, par le seul art de la rhétorique. Qu'un orateur et un médecin aillent ensemble dans la ville que tu voudras : si une discussion doit s'engager à l'assemblée du peuple ou dans une réunion quelconque pour décider lequel des deux sera élu comme médecin, j'affirme que le médecin n'existera pas et que l'orateur sera préféré si cela lui plaît.
    Il en serait de même en face de tout autre artisan : c'est l'orateur qui se ferait choisir plutôt que n'importe quel compétiteur ; car il n'est point de sujet sur lequel un homme qui sait la rhétorique ne puisse parler devant la foule d'une manière plus persuasive que l'homme de métier, quel qu'il soit. Voilà ce qu'est la rhétorique et ce qu'elle peut."
                                                                                               Platon, Gorgias, 456 a-c.
1 Or toute la terre avait le même langage et les mêmes mots. 2 Mais il arriva qu'étant partis du côté de l'Orient, ils trouvèrent une plaine dans le pays de Shinear, et ils y demeurèrent. 3 Et ils se dirent l'un à l'autre: Allons, faisons des briques, et cuisons-les au feu. Et la brique leur tint lieu de pierre, et le bitume leur tint lieu de mortier. 4 Et ils dirent: Allons, bâtissons-nous une ville et une tour, dont le sommet soit dans les cieux, et faisons-nous un nom, de peur que nous ne soyons dispersés sur la face de toute la terre. 5 Et l'Éternel descendit pour voir la ville et la tour qu'avaient bâties les fils des hommes. 6 Et l'Éternel dit: Voici, c'est un seul peuple, et ils ont tous le même langage, et voilà ce qu'ils commencent à faire; et maintenant rien ne les empêchera d'exécuter tout ce qu'ils ont projeté. 7 Allons, descendons, et confondons là leur langage, en sorte qu'ils n'entendent point le langage l'un de l'autre. 8 Et l'Éternel les dispersa de là sur la face de toute la terre, et ils cessèrent de bâtir la ville. 9 C'est pourquoi son nom fut appelé Babel (confusion); car l'Éternel y confondit le langage de toute la terre, et de là l'Éternel les dispersa sur toute la face de la terre.
                                                                                                                                                                    Genèse 11:1-9


“Sur ce dont on ne peut parler, il faut se taire”.

                                   Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus (1921)

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