jueves, 17 de septiembre de 2015

Bachibac 2 Unité 1. La matière et l'esprit. Textes élèves

 "Une importante raison qui nous incite à postuler l’existence d’un objet physique en plus des témoignages sensoriels est que nous voulons qu’il y ait un même objet pour différentes personnes. Quand dix personnes sont assises autour d’une table pour dîner, il paraît absurde de soutenir qu’elles ne voient pas la même nappe, les mêmes couverts, les mêmes verres. Toutefois, chaque personne a son témoignage sensoriel particulier : ce qui apparaît immédiatement aux yeux de l’un n’est pas immédiatement perçu par l’autre; chacun voit les objets sous un angle un peu différent et par conséquent les voit de façons variées. S’il doit donc exister des objets qui soient les mêmes pour tous, qui puissent en un certain sens être connus de personnes diverses et nombreuses, il doit bien y avoir quelque chose dont l’existence est indépendante des témoignages sensoriels particuliers qui apparaissent aux diverses personnes. Quelle raison avons-nous alors de croire en l’existence de tels objets ?
    La première réponse qui vient naturellement à l’esprit est la suivante : bien que les diverses personnes présentes voient la table de façon légèrement différente, elles voient quand même des choses plus ou moins pareilles, et les variations qui peuvent exister dans leur façons de voir obéissent aux lois de la perspective et de la réflexion de la lumière, si bien qu’il est facile de déterminer l’objet qui cause les diverses réactions sensorielles des diverses personnes présentes. J’ai acheté ma table au précédent locataire de ma chambre ; il n’était pas en mon pouvoir d’acheter aussi les témoignages sensoriels de mon prédécesseur qui s’évanouirent à son départ, mais j’ai pu acheter (et je l’ai fait) la perspective à peu près certaine de réactions sensorielles plus ou moins pareilles aux siennes. Des individus différents éprouvent donc des sensations semblables, et un individu donné en un endroit donné, mais à des moments variés recueille les mêmes témoignages sensoriels ; ce sont ces faits qui nous font supposer qu’au delà des témoignages de nos sens se trouve un objet physique, le même pour tous et permanent, qui cause les réactions sensorielles d’individus différents, à des moments différents."

Russell, Problèmes de philosophie, 1912, Chapitre 2, § 28-29.








     "Nos pensées, nos sentiments, les idées forgées par notre imagina­tion n'existent pas hors de l'intelligence, chacun l'accordera. Il me semble non moins évident que les sensations variées ou idées imprimées dans les sens, quel que soit leur mélange ou leur combinaison (c'est-à-dire, quelques objets qu'elles composent) ne peuvent exister autrement que dans une intelligence qui les perçoit. On peut, je pense, obtenir de ce fait une connaissance intuitive, si l'on porte attention au sens du mot exister quand on l'applique aux choses sensibles. La table sur laquelle j'écris, je dis qu'elle existe ; c'est-à-dire, je la vois et je la touche ; si j'étais sorti de mon bureau, je dirais qu'elle existe ; j'enten­drais par ces mots que si j'étais dans mon bureau, je la percevrais ou qu'un autre esprit la perçoit actuellement. Il y avait une odeur, c'est-­à-dire on odorait ; il y avait un son, c'est-à-dire on entendait ; une couleur ou une forme, on percevait par la vue ou le toucher. C'est tout ce que je peux entendre par ces expressions et les expressions analogues. Car ce que l'on dit de l'existence absolue de choses non pensantes, sans rapport à une perception qu'on en prendrait, c'est pour moi complètement inintelligible. Leur existence c'est d'être per­çues ; il est impossible qu'elles aient une existence hors des intelli­gences ou choses pensantes qui les perçoivent.
"


Berkeley, Traité sur les principes de la connaissance humaine, 1710, §3, trad. A. Leroy, Aubier Montaigne, t 1, p.209.















Comprenons donc que l'âme est un corps subtil répandu dans toute l'étendue de l'agrégat, l'organisme ; qu'elle ressemble beau-coup à un souffle mêlé d'une certaine quantité de chaleur ; que, quant à ses parties, elles l'emportent de beaucoup en subtilité sur le souffle et la chaleur mêmes ; enfin que grâce à cela, elle est plus inti-mement unie à tout le reste de l'agrégat. [...] Il faut aussi se représen-ter ce qu'est l'incorporéité attribuée à l'âme, car on pourrait en venir à croire que le mot désigne quelque chose de proprement incorporel. On ne peut rien concevoir de proprement incorporel que le vide. Mais le vde ne peut ni agir ni pâtir : il ne fait que permettre aux corps de se mouvoir à travers lui. Par conséquent, ceux qui disent que l'âme est au sens propre un être incorporel prononcent des paroles vaines. Si elle était incorporelle, en effet, elle ne pourrait agir ni pâtir. Or nous voyons avec évidence que ces deux accidents sont réel-lement éprouvés par I'âme. Telles sont nos doctrines sur la nature de l'âme.
                                                                    Epicure Lettre à Hérodote


Voici donc en peu de mots quelle est ma pensée : il existe, et il existait avant la formation de l’univers trois choses distinctes : l’être, le lieu, la génération. La nourrice de la génération, humectée, enflammée, recevant les formes de la terre et de l’air, et subissant toutes les modifications qui se rapportent [52e] à celles-là, apparaissait sous mille aspects divers : et comme elle était soumise à des forces inégales et sans équilibre, elle était sans équilibre elle-même, poussée de tous côtés et irrégulièrement, recevant des corps une impulsion qu’elle leur rendait à son tour. Cette impulsion leur imprimait des mouvements différents, et les séparait les uns des autres ; et de même que quand on agite des grains, et qu’on les vanne, soit dans un van ou dans un autre instrument propre à nettoyer le blé, [53a] tout ce qui est épais et pesant tombe d’un côté, tandis que les parties les plus petites et les plus légères sont emportées ailleurs ; ainsi les quatre espèces de corps étant mis en mouvement par l’être qui les contenait, et qui était lui-même agité comme un instrument propre à vanner du grain, les parties les plus différentes se séparaient les unes des autres, et les plus semblables se portaient vers le même lieu, de sorte que chacun de ces quatre corps occupait une place séparée, avant que l’univers fût formé de leur assemblage.
                                                                      Platon Timée



Veux-tu donc, continue Socrate, que nous posions deux sortes de choses ?
Je le veux bien, dit Cébès.
L’une visible, et l’autre immatérielle ; celle-ci toujours la même, celle-là dans un continuel changement.
Je le veux bien encore, dit Cébès.
[79b] Voyons donc. Ne sommes-nous pas composés d’un corps et d’une âme ? ou y a-t-il quelque autre chose en nous ?
Non, sans doute, il n’y a que cela.
À laquelle de ces deux espèces dirons-nous que notre corps est plus conforme et plus ressemblant ?
Il n’y a personne qui ne convienne que c’est à l’espèce matérielle.
Et notre âme, mon cher Cébès, est-elle visible ou immatérielle ?
Visible ? Non pas, du moins pour les hommes.
Mais quand nous parlons de choses visibles ou invisibles, parlons-nous par rapport aux hommes, ou par rapport à d’autres natures ?
Par rapport à la nature humaine.
Que dirons-nous donc de l’âme ? Est-elle visible ou invisible ? 
Invisible.
Elle est donc immatérielle ?
Oui.
Et par conséquent, notre âme est plus conforme que le corps à la nature immatérielle, et le corps à la nature visible.
[79c] Cela est d’une nécessité absolue.
Ne disions-nous pas tantôt que, lorsque l’âme se sert du corps pour considérer quelque objet, soit par la vue, soit par l’ouïe, ou par quelque autre sens, car c’est la seule fonction du corps de considérer les objets par les sens, alors elle est attirée par le corps vers ce qui change sans cesse ; elle s’égare et se trouble, elle a des vertiges comme si elle était ivre, pour s’être mise en rapport avec des choses qui sont dans cette disposition ?
Oui.
[79d] Au lieu que quand elle examine les choses par elle-même, alors elle se porte à ce qui est pur, éternel, immortel, immuable ; elle y reste attachée, comme étant de même nature, aussi long-temps du moins qu’elle a la force de demeurer en elle-même : ses égaremens cessent, et en relation avec des choses qui sont toujours les mêmes, elle est toujours la même, et participe en quelque sorte de la nature de son objet ; cet état de l’âme est ce qu’on appelle sagesse. 
  Platon Phédon





Si les hommes eussent fait attention à ce qui se passe sous leurs yeux, ils n’auraient point été chercher hors de la nature une force distinguée d’elle-même qui la mît en action, et sans laquelle ils ont cru qu’elle ne pouvait se mouvoir. Si par la nature nous entendons un amas de matières mortes, dépourvues de toutes propriétés, purement passives, nous serons, sans doute, forcés de chercher hors de cette nature le principe de ses mouvements ; mais si par la nature nous entendons ce qu’elle est réellement, un tout dont les parties diverses ont des propriétés diverses, qui dès lors agissent suivant ces mêmes propriétés, qui sont dans une action et une réaction perpétuelles les unes sur les autres, qui pèsent, qui gravitent vers un centre commun, tandis que d’autres s’éloignent et vont à la circonférence, qui s’attirent et se repoussent, qui s’unissent et se séparent, et qui par leurs collisions et leurs rapprochements continuels produisent et décompensent tous les corps que nous voyons, alors rien ne nous obligera de recourir à des forces surnaturelles pour nous rendre compte de la formation des choses, et des phénomènes que nous voyons.
Ceux qui admettent une cause extérieure à la matière sont obligés de supposer que cette cause a produit tout le mouvement dans cette matière en lui donnant l’existence ; cette supposition est fondée sur une autre, savoir, que la matière a pu commencer d’exister, hypothèse qui jusqu’ici n’a jamais été démontrée par des preuves valables, l’éduction du néant ou la création n’est qu’un mot qui ne peut nous donner une idée de la formation de l’univers ; il ne présente aucun sens auquel l’esprit puisse s’arrêter.
Cette notion devient plus obscure encore quand on attribue la création ou la formation de la matière à un être spirituel, c’est-à-dire, à un être qui n’a aucune analogie, aucun point de contact avec elle, et qui, comme nous le ferons voir bientôt, étant privé d’étendue et de parties ne peut être susceptible du mouvement, celui-ci n’étant que le changement d’un corps relativement à d’autres corps, dans lequel le corps mu présente successivement différentes parties à différents points de l’espace. D’ailleurs tout le monde convient que la matière ne peut point s’anéantir totalement ou cesser d’exister ; or comment comprendra-t-on que ce qui ne peut cesser d’être ait pu jamais commencer ? Ainsi lorsqu’on demandera d’où est venu la matière ? Nous dirons qu’elle a toujours existé.
Si l’on demande d’où est venu le mouvement dans la matière ? Nous répondrons que par la même raison elle a dû se mouvoir de toute éternité, vu que le mouvement est une suite nécessaire de son existence, de son essence et de ses propriétés primitives, telles que son étendue, sa pesanteur, son impénétrabilité, sa figure etc. En vertu de ces propriétés essentielles, constitutives, inhérentes à toute matière et sans lesquelles il est impossible de s’en former une idée, les différentes matières dont l’univers est composé, ont dû de toute éternité peser les unes sur les autres, graviter vers un centre, se heurter, se rencontrer, être attirées et repoussées, se combiner et se séparer, en un mot agir et se mouvoir de différentes manières, suivant l’essence et l’énergie propres à chaque genre de matière et à chacune de leurs combinaisons.
                            Paul Henri d’Holbach. Système de la Nature




” Mais puisque toutes les facultés de l’âme dépendent tellement de la propre organisation du cerveau et de tout le corps qu’elles
 ne sont visiblement que cette organisation même, voilà une machine bien éclairée ! car enfin, quand l’homme seul aurait reçu en partage la Loi naturelle, en serait-il moins une machine ? Des roues, quelques ressorts de plus que dans les animaux les plus parfaits, le cerveau proportionnellement plus proche du cœur, et recevant aussi plus de sang, la même raison donnée ; que sais-je enfin ? des causes inconnues produiraient toujours cette conscience délicate, si facile à blesser, ces remords qui ne sont pas plus étrangers à la matière que la pensée, et en un mot toute la différence qu’on suppose ici. L’organisation suffirait-elle donc à tout ? oui, encore une fois ; puisque la pensée se développe visiblement avec les organes, pourquoi la matière dont ils sont faits ne serait-elle pas aussi susceptible de remords, quand une fois elle a acquis avec le temps la faculté de sentir ?
            L’âme n’est donc qu’un vain terme dont on n’a point d’idée, et dont un bon esprit ne doit se servir que pour nommer la partie qui pense en nous. Posé le moindre principe de mouvement, les corps animés auront tout ce qu’il leur faut pour se mouvoir, sentir, penser, se repentir, et se conduire, en un mot, dans le physique et dans le moral qui en dépend. [...]
            En effet, si ce qui pense en mon cerveau n’est pas une partie de ce viscère, et conséquemment de tout le corps, pourquoi lorsque tranquille dans mon lit je forme le plan d’un ouvrage, ou que je poursuis un raisonnement abstrait, pourquoi mon sang s’échauffe-t-il ? pourquoi la fièvre de mon esprit passe-t-elle dans mes veines ? Demandez-le aux hommes d’imagination, aux grands poètes, à ceux qu’un sentiment bien rendu ravit, qu’un goût exquis, que les charmes de la Nature, de la vérité, ou de la vertu transportent ! Par leur enthousiasme, par ce qu’ils vous diront avoir éprouvé, vous jugerez de la cause par les effets : par cette Harmonie que Borelli (1), qu’un seul anatomiste a mieux connue que tous les Leibniziens, vous connaîtrez l’unité matérielle de l’homme”.

(1) Giovanni-Alfonso Borelli : médecin et physicien italien (1608-1679), qui a enté d’expliquer les mouvements des membres du corps humain par les lois de la mécanique.

                        Julien Offray de La Mettrie, L’Homme machine (1747), Éditions Bossard, 1921


"Maintenant, je dis que l'esprit et l'âme se tiennent étroitement unis, et ne forment ensemble qu'une seule substance ; mais ce qui est la tête et ce qui domine pour ainsi dire dans tout le corps, c'est ce conseil que nous appelons l'esprit et la pensée. Et celui-ci a son siège fixé au milieu de la poitrine. C'est là en effet que tressautent l'effroi et la peur ; c'est cette région que la joie fait palpiter doucement : c'est donc là que résident l'esprit et la pensée. L'autre partie de l'ensemble, l'âme, disséminée par tout le corps, obéit et se meut à la volonté et sous l'impulsion de l'esprit. L'esprit est capable à lui seul de raisonner par lui-même et pour lui-même, et de se réjouir pour lui même, alors qu'aucune impression ne vient affecter l'âme et le corps an même moment . Et de même que la tête, ou l'oeil, sous l'attaque de la douleur, peut souffrir en nous, sans que nous ayons mal également à être animé par la joie, tandis que le reste de l'âme, épars dans le corps et les membres, n'est ému d'aucune impression nouvelle. Mais lorsqu'une crainte plus violente vient bouleverser l'esprit, nous voyons l'âme entière s'émouvoir de concert dans nos membres, et sous l'effet de cette sensation les suées et la pâleur se répandre sur tout le corps, la langue bégayer, la voix s'éteindre, la vue s'obscurcir, les oreilles tinter, les membres défaillir, enfin à cette terreur de l'esprit nous voyons souvent des hommes succomber, à quoi chacun pourra facilement reconnaître que l'âme est en étroite union avec l'esprit, et qu'une fois violemment heurtée par l'esprit, elle frappe à son tour le corps et le met en branle.
    Ce même raisonnement nous enseigne que la substance de l'esprit et de l'âme est matérielle. Car si nous la voyons porter nos membres en avant, arracher notre corps au sommeil, nous faire changer de visage, diriger et gouverner le corps humain tout entier comme aucune de ces actions ne peut évidemment se produire sans contact, ni le contact sans matière, ne devons-nous pas reconnaître la nature matérielle de l'esprit et de l'âme ?
    De plus est également vrai que l'esprit pâtit avec le corps, qu'il partage les sensations du corps, comme il t'est facile de le voir. Si, sans détruire tout à fait la vie, la pointe barbelée d'un trait pénètre en nous et déchire les os et les nerfs, il en résulte néanmoins une défaillance, un affaissement à terre plein de douceur, puis une, fois à terre une confusion qui naît dans l'esprit, et, par moments, une velléité imprécise de nous relever. Donc, c'est de matière qu'il faut que soit formée la substance de l'esprit, puisque des traits et des coups matériels sont capables de la faire souffrir."

Lucrèce, De la Nature, t. 1, Livre III, v. 137-177.




De là vient que Démocrite assure que l’âme est une sorte de feu et de chaleur. Ses figures ou atomes sont, en effet, infinis, et ceux qui ont la forme sphérique, il les appelle feu et âme ; ils peuvent être comparés à ce qu’on nomme les poussières de l’air, qui apparaissent dans les rayons solaires à travers les fenêtres. De ces figures l’universelle réserve séminale constitue, selon lui, les éléments de la nature entière. On trouve la même théorie chez Leucippe. Et ceux d’entre ces atomes qui revêtent la forme sphérique sont identifiés avec l’âme, parce que les figures de ce genre sont les plus aptes à. pénétrer à travers toutes choses et à mouvoir le reste, attendu qu’elles sont elles-mêmes en mouvement ; et ces philosophes sont d’avis que l’âme est ce qui imprime le mouvement aux animaux.
C’est aussi pourquoi la respiration est pour eux le caractère essentiel de la vie. En effet, quand le milieu ambiant comprime les corps organiques et en fait sortir celles des figures qui communiquent le mouvement aux animaux parce qu’elles ne sont elles-mêmes jamais en repos, un renfort est apporté du dehors à ces atomes par l’introduction d’autres figures de même nature, dans l’acte respiratoire : car ces figures empêchent encore celles qui se trouvent déjà à l’intérieur des animaux de s’échapper, en repoussant ce qui comprime et condense. Et selon ces philosophes les animaux vivent aussi longtemps qu’ils sont capables d’exercer cette résistance.
                  Aristote. De l’Âme


Article 30.

Que l'âme est unie à toutes les parties du corps conjointement.

Mais pour entendre plus parfaitement toutes ces choses, il est besoin de savoir que l'âme est véritablement jointe à tout le corps, et qu'on ne peut pas proprement dire qu'elle soit en quelqu'une de ses parties à l'exclusion des autres, à cause qu'il est un et en quelque façon indivisible, à raison de la disposition de ses organes qui se rapportent tellement tous l'un à l'autre que, lorsque quelqu'un d'eux est ôté, cela rend tout le corps défectueux. Et à cause qu'elle est d'une nature qui n'a aucun rapport à l'étendue ni aux dimensions ou autres propriétés de la matière dont le corps est composé, mais seulement à tout l'assemblage de ses organes. Comme il paraît de ce qu'on ne saurait aucunement concevoir la moitié ou le tiers d'une âme ni quelle étendue elle occupe, et qu'elle ne devient point plus petite de ce qu'on retranche quelque partie du corps, mais qu'elle s'en sépare entièrement lorsqu'on dissout l'assemblage de ses organes.
Article 31.

Qu'il y a une petite glande dans le cerveau en laquelle l'âme exerce ses fonctions plus particulièrement que dans les autres parties.

Il est besoin aussi de savoir que bien que l'âme soit jointe à tout le corps, il y a néanmoins en lui quelque partie en laquelle elle exerce ses fonctions plus particulièrement qu'en toutes les autres. Et on croit communément que cette partie est le cerveau, ou peut-être le cur : Le cerveau, à cause que c'est à lui que se rapportent les organes des sens ; et le cur, à cause que c'est comme en lui qu'on sent les passions. Mais, en examinant la chose avec soin, il me semble avoir évidemment reconnu que la partie du corps en laquelle l'âme exerce immédiatement ses fonctions n'est nullement le cur, ni aussi tout le cerveau, mais seulement la plus intérieure de ses parties, qui est une certaine glande fort petite, située dans le milieu de sa substance, et tellement suspendue au-dessus du conduit par lequel les esprits de ses cavités antérieures ont communication avec ceux de la postérieure, que les moindres mouvements qui sont en elle peuvent beaucoup pour changer le cours de ces esprits, et réciproquement que les moindres changements qui arrivent au cours des esprits peuvent beaucoup pour changer les mouvements de cette glande.
                                           R. Descartes. Les Passions de l’Âme

Or, il semble bien que toutes les passions de l’âme soient liées au corps : courage, douceur, crainte, pitié, audace, et même la joie, ainsi que l’amour et la haine. Car en même temps que se produisent ces déterminations, le corps éprouve une modification. Ce qui le manifeste, en fait, c’est que, parfois, des causes de passions fortes et marquantes surviennent en nous, sans entraîner ni irritation, ni crainte, tandis qu’à d’autres moments des petites choses faiblement perçues suffisent à provoquer des mouvements, quand le corps est déjà surexcité et se trouve dans un état comparable à la colère. Mais voici une preuve plus claire encore : en l’absence de toute cause de crainte on peut éprouver les émotions de la peur.
S’il en est ainsi, il est évident que les passions sont des réalités de nature formelle liées à la matière. Par conséquent, en les définissant, on doit tenir compte de cet état de choses : on expliquera, par exemple, la colère un mouvement de tel corps, ou de telle partie, ou de telle faculté, produit par telle cause, pour telle fin. C’est précisément pour cette raison que l’étude de l’âme relève du naturaliste – qu’il s’agisse de l’âme tout entière ou de l’âme telle que nous venons de décrire. Ainsi, le naturaliste et le dialecticien définiraient différemment chacune de ces passions, par exemple, ce qu’est la colère : pour le dernier, c’est le désir de rendre l’offense, ou quelque chose de ce genre ; pour le premier, c’est l’ébullition du sang qui entoure le cœur, [403b] ou bien l’ébullition du chaud. L’un rend compte de la matière, et l’autre, de la forme ou de la raison, car la notion est la forme de la chose, mais elle se réalise nécessairement dans une matière précise, si on veut qu’elle existe.

        Aristote. De l’Âme





PROPOSITION 2
Ni le Corps ne peut déterminer l'Âme à penser, ni l'Ame le Corps au mouvement ou au repos ou à quelque autre manière d'être que ce soit (s'il en est quelque autre).
Démonstration
Tous les modes de penser ont Dieu pour cause en tant qu'il est chose pensante, non en tant qu'il s'explique par un autre attribut. Ce donc qui détermine l'Âme à penser est un mode du Penser et non de l'Étendue, c'est-à-dire  que ce n'est pas un Corps ; ce qui était le premier point. De plus, le mouvement et le repos du Corps doivent venir d'un autre corps qui a également été déterminé au mouvement et au repos par un autre, et, absolument parlant, tout ce qui survient dans un corps a dû venir de Dieu en tant qu'on le considère comme affecté d'un mode de l'Étendue et non d'un mode du Penser; c'est-à-dire ne peut venir de l'Âme qui est un mode de penser ; ce qui était le second point. 
SCOLIE
Ce qui précède se connaît plus clairement par ce qui a été dit dans le Scolie de la Proposition 7, Partie 2, à savoir que l'Âme et le Corps sont une seule et même chose qui est conçue tantôt sous l'attribut de la Pensée, tantôt sous celui de l'Étendue. D'où vient que l'ordre ou l'enchaînement des choses est le même, que la Nature soit conçue sous tel attribut ou sous tel autre ; et conséquemment que l'ordre des actions et des passions de notre Corps concorde par nature avec l'ordre des actions et des passions de l'Âme.  Bien que la nature des choses ne permette pas de doute à ce sujet, je crois cependant qu'à moins de leur donner de cette vérité une confirmation expérimentale, les hommes se laisseront difficilement induire à examiner ce point d'un esprit non prévenu ; si grande est leur persuasion que le Corps tantôt se meut, tantôt cesse de se mouvoir au seul commandement de l'Âme,
et fait un grand nombre d'actes qui dépendent de la seule volonté de l'Âme et de son art de penser.  Chacun, en effet, gouverne tout suivant son affection, et ceux qui, de plus, sont dominés par des affections contraires, ne savent ce qu'ils veulent ; pour ceux qui sont sans affection, ils sont poussés d'un côté ou de l'autre par le plus léger motif. Tout cela certes montre clairement qu'aussi bien le décret que l'appétit de l'Âme, et la détermination du Corps sont de leur nature choses simultanées, ou plutôt sont une seule et même chose que nous appelons Décret quand elle est considérée sous l'attribut de la Pensée et expliquée par lui. Détermination quand elle est considérée sous l'attribut de l'Étendue et déduite des lois du mouvement et du repos.
   Spinoza. Éthique


"L'âme c'est ce qui refuse le corps. Par exemple ce qui refuse de fuir quand le corps tremble, ce qui refuse de frapper quand le corps s'irrite, ce qui refuse de boire quand le corps a soif, ce qui refuse de prendre quand le corps désire, ce qui refuse d'abandonner quand le corps a horreur. Ces refus sont des faits de l'homme. Le total refus est la sainteté ; l'examen avant de suivre est la sagesse ; et cette force de refus c'est l'âme. Le fou n'a aucune force de refus ; il n'a plus d'âme. On dit aussi qu'il n'a plus conscience et c'est vrai. Qui cède absolument à son corps soit pour frapper, soit pour fuir, soit seulement pour parler, ne sait plus ce qu'il fait ni ce qu'il dit. On ne prend conscience que par opposition de soi à soi. Exemple : Alexandre à la traversée d'un désert reçoit un casque plein d'eau ; il remercie, et le verse par terre devant toute l'armée. Magnanimité ; âme, c'est-à-dire grande âme. Il n'y a point d'âme vile ; mais seulement on manque d'âme. Ce beau mot ne désigne nullement un être, mais toujours une action."


Alain, Définitions (L'âme), in Les Arts et les Dieux, 1937, coll. La Pléiade, p. 1031.


"Une machine ne pense point, il n'y a ni mouvement ni figure qui produise la réflexion : quelque chose en toi cherche à briser les liens qui le compriment ; l'espace n'est pas ta mesure, l'univers entier n'est pas assez grand pour toi : tes sentiments, tes désirs, ton inquiétude, ton orgueil même, ont un autre principe que ce corps étroit dans lequel tu te sens enchaîné.
    Nul être matériel n'est actif par lui-même, et moi je le suis. On a beau me disputer cela, je le sens, et ce sentiment qui me parle est plus fort que la raison qui le combat. J'ai un corps sur lequel les autres agissent et qui agit sur eux ; cette action réciproque n’est pas douteuse ; mais ma volonté est indépendante de mes sens ; je consens ou je résiste, je succombe ou je suis vainqueur, et je sens parfaitement en moi-même quand je fais ce que j'ai voulu faire, ou quand je ne fais que céder à mes passions. J'ai toujours la puissance de vouloir, non la force d’exécuter."


Rousseau, Profession de foi du Vicaire Savoyard, in L’Émile, ou de l’éducation, 1762


Que nous dit […] l’expérience ? Elle nous montre que la vie de l'âme ou, si vous aimez mieux, la vie de la conscience, est liée à la vie du corps, qu’il y a solidarité entre elles, rien de plus. Mais ce point n’a jamais été contesté par personne, et il y a loin de là à soutenir que le cérébral est l’équivalent du mental, qu’on pourrait lire dans un cerveau tout ce qui se passe dans la conscience correspondante. Un vêtement est solidaire du clou auquel il est accroché ; il tombe si l’on arrache le clou ; il oscille si le clou remue ; il se troue, il se déchire si la tête du clou est trop pointue ; il ne s’ensuit pas que chaque détail du clou corresponde à un détail du vêtement, ni que le clou soit l’équivalent du vêtement ; encore moins s’ensuit-il que le clou et le vêtement soient la même chose. Ainsi, la conscience est incontestablement accrochée à un cerveau mais il ne résulte nullement de là que le cerveau dessine tout le détail de la conscience, ni que la conscience soit une fonction du cerveau. Tout ce que l’observation, l’expérience, et par conséquent la science nous permettent d’affirmer, c'est l’existence d’une certaine relation entre le cerveau et la conscience.
                                                  Henri Bergson. L’énergie spirituelle


"Voici une histoire de science-fiction discutée par des philosophes : supposons qu'un être humain (vous pouvez supposer qu'il s'agit de vous-même) a été soumis à une opération par un savant fou. Le cerveau de la personne en question (votre cerveau) a été séparé de son corps et placé dans une cuve contenant une solution nutritive qui le maintient en vie. Les terminaisons nerveuses ont été reliées à un super-ordinateur scientifique qui procure à la personne-cerveau l'illusion que tout est normal. Il semble y avoir des gens, des objets, un ciel, etc. Mais en fait tout ce que la personne (vous-même) perçoit est le résultat d'impulsions électroniques que l'ordinateur envoie aux terminaisons nerveuses. L'ordinateur est si intelligent que si la personne essaie de lever la main, l'ordinateur lui fait « voir » et « sentir » qu'elle lève la main. En plus, en modifiant le programme, le savant fou peut faire « percevoir » (halluciner) par la victime toutes les situations qu'il désire. Il peut aussi effacer le souvenir de l'opération, de sorte que la victime aura l'impression de se trouver dans sa situation normale. La victime pourrait justement avoir l'impression d'être assise en train de lire ce paragraphe qui raconte l'histoire amusante mais plutôt absurde d'un savant fou qui sépare les cerveaux des corps et qui les place dans une cuve contenant les éléments nutritifs qui les gardent en vie. Les terminaisons nerveuses sont censées être reliées à un ordinateur scientifique super-puissant qui donne à la personne-cerveau l'illusion que...
    Lorsque l'on évoque ce type de possibilité dans un cours sur la théorie de la connaissance, l'idée, bien sûr, est de soulever en des termes modernes le problème classique du scepticisme vis-à-vis du monde extérieur. (Comment savez-vous que vous ne vous trouvez pas dans cette situation ?). Mais cette histoire fournit aussi un moyen pratique de poser des questions sur les rapports entre l'esprit et le monde.
    Au lieu de ne prendre qu'un cerveau dans une cuve, nous pouvons supposer que tous les êtres humains, peut-être tous les êtres pensants, sont des cerveaux dans une cuve (ou des systèmes nerveux dans une cuve, s'il s"avère que certains êtres au système nerveux minimal sont néanmoins des « êtres pensants »). Évidemment, le savant fou devrait se trouver à l'extérieur - mais, au fait, est-ce nécessaire ? Il n'y a peut-être pas de savant fou. C'est certainement absurde, mais peut-être l'univers n'est-il qu'une machine automatique qui s'occupe d'une cuve remplie de cerveaux et de systèmes nerveux.
    Supposons à présent que la machine automatique soit programmée pour nous faire ressentir des hallucinations collectives plutôt que des hallucinations individuelles sans rapport entre elles. Ainsi, lorsque j'ai l'impression de vous parler, vous avez l'impression d'entendre mes paroles. Bien sûr, mes paroles n'atteignent pas réellement vos oreilles - parce que vous n'avez pas d'oreilles, et que je n'ai pas de bouche ou de langue. En fait, ce qui se passe lorsque je prononce des phrases, c'est que les impulsions efférentes [1] vont de mon cerveau vers l'ordinateur et celui-ci fait que j'entends ma propre voix et que je sens ma langue bouger, etc., et il fait que vous « entendez » ma voix et que vous me « voyez » parler. Dans ce cas, on peut dire qu'en un sens nous communiquons effectivement. Je ne me trompe pas sur votre existence réelle ; je me trompe seulement sur l'existence de votre corps et du « monde extérieur », à l'exclusion des cerveaux. D'une certaine manière, peu importe que le monde entier ne soit qu'hallucination collective ; après tout, vous m'entendez bel et bien parler quand je vous parle, même si le mécanisme n'est pas celui que nous croyons. (Mais dans le cas de deux amants en train de faire l'amour, l'idée qu'ils ne sont que deux cerveaux dans une cuve pourrait être inquiétante).




Hilary Putnam, Raison, vérité et histoire, Minuit, trad. A. Gerschenfeld, 1984

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